Marc Sangnier, Le combat pour la paix, Editions du Foyer de la Paix, 1937, 346p. à p. 9 – 37.
Vers la paix du monde et la réconciliation des peuples
CAMARADES,
Pendant les quatre ans et demi que dura la grande tuerie, lourde de sang et de larmes, nous avions fait un rêve magnifique. Nous avions cru, de toute l’ardeur de notre foi et de notre bonne volonté, que cette guerre serait la dernière et que le monde, dégoûté des violences fratricides, dans un élan unanime, renoncerait à ces procédés sanglants et barbares de résoudre les conflits qui divisent les nations.
Hélas voilà des mois déjà – je devrais dire des années – que la guerre est terminée, et nous n’avons pas le droit de dire, en vérité, que nous soyons en paix. Les diplomates ont multiplié les procédés techniques et, parfois, les arguties, pour établir des traités aux savants protocoles ; les conférences se sont succédé, et l’attention d’abord anxieuse des peuples se tournait vers elles ; mais bientôt je ne sais quelle désespérance, quelle désillusion s’est élevée du fond des consciences.
Ce n’est plus que d’un regard distrait que l’on a suivi les laborieuses tractations des gouvernants et d’hommes politiques de tous les pays, parce que l’on avait, hélas la conscience profonde et douloureux que le monde nouveau marchait encore sur les routes du monde ancien et que personne n’avait le courage, je ne dis pas seulement de prononcer les paroles, mais de faire les actes qui eussent rendu à tout jamais la guerre impossible. (Vifs applaudissements.)
Camarades, nous qui voulons la paix d’une volonté tenace et que rien ne peut ébranler, nous avoir compris que toute la haine du monde n’était pas so] tie, hélas par le sang des blessures, que cette immolation, que cet holocauste mondial n’avait pu tuer 1 haine en même temps que la guerre, et qu’il fallait chercher d’au lires moyens de détruire cette haine. Nous avions cru que tant de sang avait été répand que le monde en serait comme lavé, que tous le germes mauvais de dissension et de discorde seraient étouffés. Nous avions cru cela ; nous nous somme trompés. Mais nous ne voulons pas renoncer à notre espérance ; nous avons seulement l’inébranlable résolution d’asseoir la paix sur quelque chose de plus solide qu’un traité de paix, — je veux dire sur un union profonde et morale de tous les hommes de bonne volonté de tous les pays. (Applaudissements.)
Aussi bien, camarades, est-ce à eux que nous avons fait appel en organisant ce premier Congrès démocratique international. Je veux donc, tout d’abord, vous expliquer quelle est la valeur de ce geste, quel est le sens de cet effort, et je suis convaincu que ceux-là mêmes qui ont pu en être effrayés, s’il prennent la peine de m’écouter loyalement, seront bientôt rassurés et comprendront qu’il n’y a pas d’autre route ouverte à l’activité des hommes.
Ce que nous avons voulu découvrir, ce ne sont pas les conditions protocolaires qu’il faut imposer à telle ou telle nation après le grand conflit mondial. Nous n’avons pas cherché à faire rectifier des frontières ; nous n’avons pas le dessein d’ajouter encore des conventions et des protocoles nouveaux à tous ceux dont l’impression a noirci tant de pages officielles. Non, notre ‘but a été de définir les conditions morales de la paix, de découvrir quelle devait être l’opinion publique universelle, pour que la paix fût possible et durable. Voilà le travail qui fut le nôtre. Et, pendant huit longues journées, avec un invincible acharnement, une ténacité méritoire, nous avons, en toute fraternité, cherché à découvrir quel état d’esprit nous avions tous mission de développer, chacun dans notre pays, pour que le crime d’une nouvelle guerre ne se revît plus jamais dans le monde.
Ce fut là notre labeur propre, et, dès lors, comment n’aurions-nous pas tenu à appeler à nous, avec prédilection – je ne crains pas d’employer ce mot – les hommes de bonne volonté, citoyens de pays qui, entraînés, il y a quelques années, par le militarisme et l’impérialisme, avaient pu être dangereux pour la paix du monde? C’est parce que certains affirment qu’il y a encore des nations où se développent le militarisme et l’impérialisme — et, hélas il y a des impérialistes et des militaristes dans tous les pays
— c’est parce que certains affirment qu’il y a des peuples plus particulièrement menacés de ce danger que nous avons tout spécialement tenu à appeler à nous ceux qui ont plus de mérite et de courage que les autres, parce que, là même où, jadis, le militarisme fut triomphant, ils ont l’audace de proclamer la nécessité de la paix et de la fraternité humaine.
Je suis, quant à moi, heureux et fier que notre grand Paris, pays de la liberté et de la lumière, fasse aujourd’hui à ces hommes l’accueil qu’ils méritent, et que des Allemands, missionnaires de la paix, soient accueillis comme des frères en l’humanité. (Vifs applaudissements. Quelques interruptions.)
Je ne fais à aucun de mes contradicteurs l’injure de supposer qu’il soit incapable d’éprouver les sentiments que Dieu a déposés dans le cœur de tout homme, Il y a seulement des équivoques à briser. Nous voulons avoir le courage de le faire. Puissent ceux qui sont venus ici pour me contredire quitter cette réunion résolus à donner toutes leurs forces pour que le rêve d’aujourd’hui soit la réalité de demain (Applaudissements.)
Mais il importe de pénétrer plus avant dans l’intimité même de cet angoissant problème. Nous voulons réconcilier les peuples, — et qui oserait dire qu’il ne le souhaite pas, lui aussi ? Il s’agit donc de savoir comment on peut les réconcilier, et c’est là que je prévois déjà les critiques. On dit : « Votre cœur est généreux, mais prenez garde d’être dupe. » On dit : « Sans doute, ce que vous voulez, si vous pouviez l’obtenir, serait admirable, mais vous n’y parviendrez jamais. Les peuples ont, en effet, des intérêts contraires. Ils sont dressés les uns contre les. autres dans une lutte sans merci qui peut connaître des trêves, mais qui durera toujours… » C’est justement à cette contradiction qu’il importe de répondre.
Oui, nous savons que les intérêts matériels des nations sont, fort souvent, en opposition. Certes, on peut affirmer que tous les peuples ont un égal intérêt à la pacification universelle. Certes, on peut soutenir que l’industrie et le commerce exigent que les richesses des nations ne soient pas détruites dans des conflits fratricides ; mais, si nous examinons les réalités internationales, nous ne pouvons pas ne pas voir que ces conflits s’exacerbent et aboutissent à des tensions violentes hélas dans ce congrès même, à de certaines heures, n’avons-nous pas senti, surtout chez ces peuples jeunes, ardents, passionnés pour leur fraîche indépendance nouvellement reconquise, je ne sais quelle violence de désirs et d’exaltations patriotiques ?
Je sais tout cela. Je ne suis tout de même pas un fou pour ne pas voir ce qui crève les yeux. Ce que nous avons donc cherché, au cours de ce Congrès international, tous, sans distinction de nationalité, de confession religieuse, — ce que nous avons cherché, ce sont les idées communes, les sentiments communs. les intérêts communs qui peuvent nous réunir toujours, quel que soit l’état des conflits provoqués par les intérêts matériels immédiats. L’intérêt matériel, t’est cela qui divise ! L’intérêt moral, c’est cela qui unit Telle est la grandeur de l’intérêt moral plus on est nombreux à jouir d’un bien moral, plus on en jouit pleinement, tandis que les richesses matérielles sont comme des butins que l’on se déchire entre soi,— et l’on s’entretue pour être seul à en jouir. (Vifs applaudissements.)
Si nous voulons trouver quelque chose qui soit capable d’unir les diverses patries, — et je ne crains pas devant vous, certain que vous me comprendrez, de prononcer ces mots, — il faut découvrir quelque chose qui soit supérieur aux patries elles-mêmes. C’est là, camarades, c’est là qu’est tout le problème. Ceux qui font de la patrie une idole, ceux qui disent : « L’Etat est au-dessus de tout », ceux-là, qu’ils le veuillent ou non, préparent des conquêtes et des guerres. Ceux qui disent, au contraire « Nous n’aimons tant notre patrie que parce que nous voulons nous en servir pour des fins supérieures à elle, que parce que nous considérons que l’humanité, que Dieu dominent toutes les patries qui ne sont que des enfants d’un même Père », ceux qui, comme nous, disent cela, sont capables de parler de la paix véritable. (Vifs applaudissements.)
Il n’y a que le terrain des réalités spirituelles et morales qui puisse amener, entre les hommes, un accord solide et durable. Et voilà pourquoi nous avons réclamé le concours de ceux-là seuls qui placent les réalités spirituelles au-dessus des intérêts matériels immédiats. Ils sont venus de tous les points de l’horizon philosophique ; ils appartiennent à toutes les confessions religieuses, mais il y a cela de commun entre eux tous qu’ils ont un sens net, précis, aigu de la grande fraternité humaine.
Et laissez-moi le dire, moi, qui suis chrétien, c’est avec une facilité merveilleuse que je découvre cette fraternité humaine. Des philosophes non chrétiens y parviennent par l’effort de leur bonne volonté, — et je suis convaincu, quant à moi, que, sans s’en douter, ils rendent hommage inconsciemment au Dieu inconnu qui n’est pas tout à fait mort dans leur cœur, — mais nous, chrétiens, avec quelle force magnifique ne la découvrons-nous pas, puisque, aussi bien, le Christ qui est notre Dieu et que nous adorons a été crucifié parce qu’il n’avait pas voulu servir d’agent aux nationalistes juifs et parce qu’il avait dit « Je meurs pour tous les hommes. »
Nous l’avons bien sentie, cette douce et intime fraternité des âmes, plus résistante et plus forte que tout. Vous me permettrez ce récit tout intime, cette sorte de confession personnelle lorsque, avant-hier, et pendant les journées de ce Congrès, dans notre humble Crypte des morts dont les murs sont ornés des souvenirs glorieux et cruels de nos amis tués sur les champs de bataille, dans cette atmosphère religieuse et patriotique de recueillement, nous avons reçu la communion, notre Dieu lui-même, des mains consacrées d’un prêtre allemand, oui, c’était là la vraie fraternité des hommes, supérieure à tout, que les nécessités de la défense nationale ne sont pas capables de briser, car, alors même que notre société mauvaise et mal construite peut quelquefois jeter des frères sur les champs de bataille, il y a quelque chose que cette société païenne ne peut pas faire, c’est empêcher que ceux-là mêmes qui se sont battus les uns contre les autres aient cardé la vision que, toujours, et même sur les champs de bataille, ils restaient des frères, parce qu’ils faisaient partie de la même communauté humaine rachetée par le sang d’un même Christ. (Vifs applaudissements.)
Voilà ce qu’est notre esprit, voilà ce que nous sommes, — et je veux rendre ici hommage aux libres penseurs qui ont tenu à se rencontrer avec nous sur ce même terrain, car nous ne faisons exception de personne, pourvu que l’on ait le même parti pris moral. Ils ont compris que ce serait un crime de nous reprocher notre foi chrétienne, du moment qu’ils voyaient l’efficacité merveilleuse de cette foi pour la grande pacification des peuples. Et, m’adressant aux catholiques qui sont, sans doute, nombreux dans cette immense assemblée, je leur dis : « Si vous voulez qu’il n’y ait pas, dans le monde, de luttes religieuses, si vous voulez qu’on respecte votre droit de croyants, ah je vous en supplie, donnez aux peuples, donnez à vos adversaires la preuve merveilleuse de l’efficacité de cette foi ! » Je me souviens de la parole du grand philosophe Pascal, qui disait « Avant de prouver aux hommes que la religion est vraie, il faut d’abord leur faire désirer qu’elle le soit. » Ne croyez-vous pas que, si les catholiques apparaissent dans beaucoup de pays comme les plus acharnés à maintenir un chauvinisme malfaisant, comme les plus agenouillés devant l’idole d’un patriotisme au-dessus de tout, ils éloignent de l’idée religieuse une foule d’hommes qui sont avides de convictions précises ?
Camarades, que voulons-nous donc faire? Sommes-nous de ces hommes qui se contentent d’avoir découvert un terrain magnifique d’union morale, et qui s’en tiennent là ? Sommes-nous de ces mystiques qui, presque dégagés de tout lien charnel, ont les yeux dans les nuées et n’ont presque plus les pieds posés sur le sol ? Nous désintéressons-nous de ce qui se passe dans le monde autour de nous? Non, certes, camarades, et ce que je voudrais étudier avec vous, maintenant, ce sont les conséquences de cet état d’esprit.
Nous représentions au Congrès vingt et une nations, et nous nous sommes tous mis d’accord, non seulement sur cette base morale, celle que je ‘viens de vous indiquer, mais sur un grand nombre de conséquences. Du moment que nous puisions à la même source spirituelle, il n’était pas étonnant que l’eau jaillissant de cette source pût fertiliser les mêmes plaines. Que voulons-nous donc faire, nous ? Nous ne nous tiendrons pas en dehors des grands conflits qui agitent les peuples ; nous serons les premiers à réclamer qu’aux garanties brutales de la force on substitue les garanties, plus solides et moins précaires, du droit et de la justice. Nous voulons donc une Société des Nations, c’est entendu, niais — car nous sommes des réalistes et vous vous en apercevrez au cours de la discussion qui suivra peut-être mon discours — nous voulons une Société des Nations qui ne soit pas une représentation diplomatique des gouvernements, mais qui soit une représentation véritable des peuples. Il n’y a pas de Société des Nations solide, qui ne serait qu’un groupement de diplomates asservis aux ordres de leur gouvernement. Il n’y a de Société des Nations efficace que si l’âme du monde entier, l’opinion internationale elle-même peut s’y faire représenter.
Sur ce point, l’unanimité a été absolue entre tous les délégués de notre Congrès. Société des Peuples, et non pas tractations entre des diplomates, et si la Société des Peuples mérite vraiment ce nom, vous vous rendez immédiatement compte qu’elle ne peut pas grouper seulement ceux qui ont uni leurs forces pendant le grand conflit mondial, qu’il importe qu’elle soit l’expression de tout ce qu’il y a de sincère, de généreux et de réel dans tous les pays du monde tout entier.
Voilà, camarades, ce que nous avons étudié avec soin, et nous nous sommes rendu compte qu’une Société des Nations ne doit pas être faite pour assurer les bénéfices d’une victoire militaire, mais pour assurer la sécurité de la paix dans le monde tout entier. (Applaudissements prolongés.) Nous nous sommes rendu compte, — puisque vous voulez des précisions nouvelles, — qu’il est infiniment dangereux de tenir soixante millions d’Allemands hors de la Société des Nations, et plus vous me direz que l’Allemagne a encore en elle des germes de militarisme, plus je vous répondrai qu’il est nécessaire que l’Allemagne, entrant dans la Société des Nations, vienne se fondre dans un groupe de peuples ayant nettement la volonté tenace de résoudre les conflits non par la voie des armes, mais par la voie de la justice et de la paix. (Applaudissements.>
UN INTERLOCUTEUR. — Et la Russie ?
MARC SANGNIER. — Je remercie le contradicteur qui parle de la Russie : j’allais en parler moi-même. De même qu’il est impossible de tenir soixante-dix millions d’Allemands comme en marge du monde, il est impossible de faire de la Russie, — cette immense nation qui souffre aujourd’hui des douleurs cruelles de l’enfantement d’un monde nouveau, — un champ ouvert, tôt ou tard, au mercantilisme de ceux qui voudront exploiter ses richesses, et de ne pas s’approcher avec amour de son âme souffrante et douloureuse. (Vifs applaudissements.)
D’ailleurs, j’imagine que ce serait, pour nous, Français, une étrange et bien coupable attitude que celle d’une timidité sans cesse en éveil et d’un manque de foi dans les destinées du monde. Pourquoi ne pas le dire ? J’ai quelquefois. souffert qu’à Genève les représentants de la France n’apparussent pas, aux yeux du monde, comme les pionniers des temps nouveaux, et que, bien souvent, au contraire, ils prissent la figure de défenseurs de l’ordre ancien des choses ; je dis que cela ne correspond pas au sentiment profond de la France, et, devant nos amis d’Allemagne, d’Autriche et de tous les pays d’Europe et du monde, je vous en prends à témoins n’est-ce pas que vous voulez que, fidèle à sa tradition séculaire, elle marche ardemment dans la voie du progrès et ne craigne pas de sacrifier même quelques intérêts matériels à la réalisation de la vraie justice et de la vraie fraternité humaine ! (Salve d’applaudissements enthousiastes et prolongés qui dominent la voix de l’orateur.)
D’ailleurs, en vérité, — et j’aurais, sans doute, à m’en expliquer tout à l’heure avec mes contradicteurs, — il n’y a pas de politique, même au point de vue strictement français, il n’y a pas de politique plus maladroite, plus décevante, que cette politique à courte vue, terre à terre, cette politique de myopes qui se penchent sur de petites sécurités immédiates et qui ne se rendent pas compte que la vraie,. la grande, l’unique sécurité, pour la France, c’est la place qu’elle tiendra dans l’estime et dans la sympathie du monde tout entier. (Applaudissements.)
A de certaines heures, n’avons-nous pas été inquiets, n’avons-nous pas senti qu’autour de nous risquait de se faire un isolement moral ? N’avons-nous pas regretté que certaines paroles que l’on attendait n’aient pas été prononcées par la France ? N’avons-nous pas compris qu’il y avait là, de la part de notre pays, un manquement à son rôle historique ? Je m’adresse aux utilitaires eux-mêmes, et je leur demande ce qu’il fût advenu de la France, en 1914, si elle n’était pas apparue, aux yeux des neutres et aux yeux du monde, comme une puissance qui n’a pas voulu la guerre, qui ne fait la guerre que parce qu’elle lui est imposée, et qui ne fait la guerre que pour défendre le droit et la justice ? On nous a répété cela pendant quatre années et nous l’avons cru ; ces paroles, nous devons les répéter plus que jamais, maintenant que nous avons été les vainqueurs. Quand nous étions les vaincus, en 1870, il n’y avait pas de mérite à le faire ; maintenant que nous sommes vainqueurs, en 1918, il y a quelque gloire à proclamer que nous sommes capables de tout sacrifier aux intérêts de l’humanité tout entière. (Applaudissements.)
Les vœux du Congrès s’inspirent de cette confiance, de ce désir de solidarité internationale, dans l’organisation du travail et au point de vue des réparations nécessaires, des garanties et des sécurités indispensables. Vous lirez ces vœux dans le compte rendu de notre Congrès, et vous vous apercevrez qu’ils ne sont autre chose que des déductions logiques et nécessaires de l’esprit même qui nous a animés au cours de toutes ces discussions. En vérité, je suis convaincu qu’il ne servirait même à rien, entendez-vous bien, de désarmer les nations, de réduire les armements, si, du même coup, — et je dirai volontiers si, auparavant, — on n’avait pris soin de désarmer les haines. Si la haine existe, les armements peuvent se faire en quelques mois. C’est une folie de croire que, parce que l’on aura désarmé un peuple, on aura empêché ce peuple d’être un danger pour le monde ; c’est une illusion et une criminelle chimère, au point de vue de la paix et même du patriotisme français. Non, non, les chauvins de France se trompent lorsqu’ils disent : « Nous aurons la sécurité s’il n’y a plus un fusil et un canon en Allemagne. » Je dis, moi : « Nous aurons la sécurité s’il n’y a plus de haine ni en France, ni en Allemagne. »
Telle est l’œuvre de notre Congrès (vifs applaudissements) et tel est le sens même de notre Internationale démocratique : grouper, dans tous les pays, ceux qui pensent comme nous que nulle tractation diplomatique, nul désarmement matériel, à eux seuls, ne peuvent être efficaces. Je ne dis pas qu’ils soient inutiles, — nous avons voté un vœu dans le sens du désarmement le plus rapide possible, — mais je dis qu’à soi tout seul le désarmement n’a pas de vertu opérante, parce que l’on peut, en quelques semaines, rétablir une armée formidable et se servir des industries mêmes de la paix pour préparer les engins de mort, parce que l’on peut jeter dans une aventure sanglante des millions et des millions d’hommes si l’on continue à faire reposer exclusivement sa sécurité sur la force brutale et à considérer qu’un patriotisme qui ne serait pas militariste ne serait pas un véritable patriotisme.
Nous, nous croyons, au contraire, que l’on n’honore vraiment son pays que lorsqu’on s’en sert pour une autre oeuvre de paix universelle. Nous considérons qu’un bon patriote n’est pas un homme qui a de la haine pour les autres, mais un homme qui veut que son pays serve la cause de toute l’humanité. Et, pour nous Français, ce patriotisme est bien le vrai patriotisme, car, en vérité, pendant des siècles, ce fut la gloire de la France de travailler à des oeuvres désintéressées. Est-ce que, par hasard, la victoire ferait de nous un peuple ratatiné en des ambitions étroites ? Est-ce que, par hasard, les difficultés financières que nous traversons et la nécessité où nous sommes de réclamer des créances, auraient troublé à ce point les battements généreux de nos cœurs, que nous ne soyons plus capables de voir la grande et traditionnelle mission de la France dans le monde ?… (Applaudissements.)
Voilà donc, camarades, ce que nous sommes venus faire ici. Ailleurs, on signe des pactes diplomatiques ; ailleurs, on se préoccupe des garanties matérielles. Nous, nous avons signé entre nous un grand pacte moral ; nous sommes tous décidés, les uns comme les autres, à faire toujours passer avant tout le grand souci de la justice et de la fraternité. Vous direz : « Ce sont des mots, cela… »
UN INTERLOCUTEUR. — Oui ! oui !
MARC SANGNIER. — Ce sont des mots, dites-vous; et c’est justement parce qu’il y avait tant d’hommes qui, en 1914, croyaient que ce n’étaient que des mots que le monde a été envoyé à la boucherie…
Mais le jour où ce ne seront plus des mots, le jour où ce seront des réalités, on trouvera, contre les solutions de violence, une telle et si unanime réprobation que pas un chef d’Etat n’osera faire la guerre… Cette fraternité dont je parle et dont vous dites que ce n’est qu’un mot, n’est-ce pas le mot sublime que, depuis des siècles, le Christ lui-même a jeté à la terre ? Et peut-être que ceux qui ont tenu ce langage se croient catholiques et n’ont que railleries pour la parole auguste du Pape, qui est venu nous féliciter, hier encore, de notre magnifique Congrès. (Vifs applaudissements.)
Ah ! ce ne sont que des mots ! C’est vrai. Ce ne sont pas encore des réalités universelles, mais ce sont déjà les plus sublimes des réalités dans l’âme de ceux qui croient à ces mots-là. Autrefois, dans le monde païen, il n’y avait de réalité que ce qui était matériel et brutal ; il n’y avait de réalité que la force. Mais justement la grande révolution que le christianisme a apportée au monde a consisté en ceci ces mots sublimes, on y a cru plus qu’à la force, si bien que ceux-là mêmes qui, victimes des violences de la force, répandaient tout leur sang, ceux-là les répétaient, ces mêmes mots sublimes, et ils y croyaient plus qu’à la force brutale qui les courbait, car, en vérité, la force brutale ne touche que les corps, tandis que ces mots sublimes touchent les âmes et les transfigurent ; or, les corps sont périssables et les âmes sont immortelles. (Longue salve d’applaudissements.)
Il fallait dire cela, — non pas le dire autour d’une table, dans quelque commission prudemment abritée derrière les doubles-rideaux des séances de travail ; il fallait le dire publiquement, dans l’une des grandes enceintes de notre Paris, devant des milliers et des milliers de Parisiens accourus. Il fallait que ces mots fussent acclamés de telle sorte qu’en rentrant en Allemagne nos amis pussent dire que la France n’est pas ce pays impérialiste et militariste qu’on leur représente. Il y a peut-être, dans nos journaux, des paroles malheureuses, des expressions dangereuses; mais l’âme de Paris, l’âme de la France, nous la connaissons le péril militariste ne viendra jamais de la France. Aussi, rentrant chez eux, nos amis n en seront que plus forts pour lutter, dans leur propre pays, contre les forces impérialistes et militaristes qu’ils pourront y rencontrer. (Vifs applaudissements.)
Car c’est bien de cela qu’il s’agit les délégués des vingt et une nations qui ont pris part au premier Congrès démocratique international ne vont pas retourner chez eux pour se croiser les bras, le regard du souvenir fixé sur les belles et réconfortantes journées vécues dans notre maison fraternelle du boulevard Raspail. Non, non, ce seront des missionnaires de la paix, ce seront des missionnaires de la justice internationale et de la grande idée de fraternité humaine, et nous nous retrouverons chaque année, dans une des capitales de l’Europe, pour recommencer à prononcer ces grands mots qui, vous le verrez, deviendront bientôt des actes.
Ah ! camarades, quelle grande et belle tâche nous voulons accomplir Mais, — prenez-y garde, — ceux qui ne marchent pas dans cette voie s’orientent vers les périls les plus grands et les plus certains.
UN INTERLOCUTEUR. — Il faut aller le dire à Poincaré !
MARC SANGNIER. — Nous le dirons à tout le monde, et ce n’est pas la première fois que j’ai tenu un langage analogue même à la tribune de la Chambre. Oui, nous ferons la concentration de toutes ces bonnes volontés pacifiques, et vous verrez que les problèmes matériels, même les plus aigus, même les plus difficiles à résoudre, en seront éclairés d’un jour nouveau. Avant d’arriver à se mettre d’accord, il faut désirer se mettre d’accord, et ceux qui considèrent comme une défaite personnelle l’accord et l’union, ceux-là préparent les plus sanglantes revanches.
Désirer l’union, voilà notre devoir ; créer un état d’esprit nouveau, voilà ce que nous cherchons ; examiner enfin les problèmes immédiats avec justice et fraternité, voilà le troisième labeur qui s’impose à l’activité de nos amis.
Je crois, camarades, avoir fait comprendre vraiment ce que nous voulons, et je ne conçois pas ce que l’on pourra m’opposer. Certains diront : « Mais vous vous faites des illusions ; mais les Allemands et les Autrichiens qui sont ici ne représentent pas l’état d’esprit de tout leur pays ! » C’est vrai, mais croyez vous que je représente, moi, l’état d’esprit de l’absolue totalité de la France ? (Rires.) Ce que je crois, c’est que les amis qui sont ici représentent des germes d’avenir ; ce que je crois, c’est que des réunions comme celle-ci sont nécessaires et utiles à la paix du monde et à la sécurité même des nations, y compris la France. Voilà ce que je voulais dire, camarades. (Applaudissements.)
Si nous développons cet état d’esprit, l’Europe entière, le monde entier, seront bien plus disposés à veiller à ce que rien ne puisse être fait, sur le terrain des réalités immédiates et matérielles, qui puisse compromettre notre sécurité. Créer une atmosphère de paix, de fraternité, c’est notre tâche. Les gouvernements ne peuvent pas faire cela ; je dirai même qu’en un certain sens ce n’est pas leur rôle. Il faut qu’ils soient poussés par l’opinion publique. Qu’est-ce qui empêche, en effet, les gouvernements d’aller plus loin dans la voie de la réconciliation ? C’est qu’il existe une certaine presse qui surexcite le chauvinisme et le mauvais nationalisme ; c’est que l’on pose sans cesse un injurieux dilemme ou bien vous continuerez à aimer votre pays, et vous renoncerez aux chimères humanitaires ; ou bien vous direz que vous aunez l’humanité, et vous travaillerez contre la France. Voilà le conflit que l’on veut introduire et qui est plus cruel qu’un conflit armé, — c’est un conflit de conscience.
Eh bien ! non, ce conflit n’existe pas. La meilleure manière de servir la France, pour nous, c’est, d’abord, de servir la justice dans l’humanité tout entière. Dans les autres nations, ce même langage sera tenu, — vous pouvez y compter, — car à ceux qui sont venus ici, de Berlin ou de Vienne, il fallait autant de courage qu’il nous en a fallu à nous-mêmes pour les inviter dans quelques jours, ne seront-ils pas accusés par certains chauvins de leur pays d’avoir trahi les intérêts de l’Allemagne et de l’Autriche ? Devant ces attaques, ils auront l’attitude que nous aurons nous-mêmes devant nos calomniateurs ; les uns comme les autres, nous répondrons que la meilleure manière de servir son pays, c’est de mettre fin aux tueries sanglantes, c’est d’établir enfin la paix sur la justice et non sur la force.. (Applaudissements.)
Oui, la lutte sera dure…
UN INTERRUPTEUR. — La presse est pourrie I
MARC SANGNIER. — Oui, la lutte sera dure… Et s’il n’y avait que la presse qui fût pourrie, camarades ? (Rires et applaudissements.) On dit souvent que les nations ont les gouvernements qu’elles méritent ; et moi je dirais volontiers que les peuples ont parfois la presse qu’ils méritent. Si vous accusez la presse — et vous avez raison — accusez aussi un peu la mollesse et l’apathie des bons citoyens qui se laissent, passez-moi cette expression triviale, « bourrer le crâne » avec facilité et conduire dans toutes les voies dangereuses des surexcitations malfaisantes.
C’est pour réagir contre cet état d’esprit que nous avons pris l’initiative de ce Congrès et que nous continuerons le travail de l’internationale démocratique, qui n’est pas une organisation avec des statuts, des règlements c’est un rassemblement de bonnes volontés loyales, qui veulent voir clair, et qui sont toujours mues par le désir de substituer encore et toujours, aux garanties de la force, les garanties du droit et aussi les garanties de la fraternité, car peut-être la fraternité est-elle encore la meilleure de toutes les garanties.
Mais partout il y a des forces matérielles vraiment païennes qui s’opposent à cet affranchissement de l’esprit ; partout il y a des hommes qui ne songent qu’aux intérêts immédiats et souvent financiers (rires) ; partout il y a des consortiums qui ne se préoccupent pas des revendications des peuples, qui ne voient que les nations qu’ils peuvent exploiter. Ces hommes, on ne les aperçoit pas toujours, car ils n’organisent pas de meetings. S’ils parlent dans les parlements, c’est toujours par personnes interposées. C’est contre eux que nous devons mener la lutte de l’affranchissement.
Il faut faire cela, camarades et un jour viendra où les lourdes forces matérielles seront vaincues et brisées par la force de l’esprit. La lutte sera acharnée entre la matière et l’esprit, mais nous, nous avons foi en l’esprit ; nous sommes de ceux qui croient que la matière n’aura que des succès éphémères et que l’esprit triomphera, — l’esprit qui rend l’homme libre, l’esprit qui est fraternité et amour. (Longue salve d’applaudissements.)
(1) Discours prononcé au Meeting public du Manège du Panthéon, le dimanche 11 décembre 1921, à la réunion plénière du Ier Congrès Démocratique International.