Une réunion publique présidée par trois évêques
Langres, le vendredi 19 juin 1911.
Décidément, ils me reviennent en foule les souvenirs déjà lointains des jours passés où tout me souriait, où joyeusement mes désirs à peine formulés se faisaient réalité, des « beaux temps du Sillon » comme le Pape Pie X devait plus tard les appeler. Le calme apaisé de ma retraite militaire de Langres favorise à merveille ces retours en arrière et ma mélancolie se fait douce à se peupler ainsi de visions chères d’une jeunesse ardente toute éclairée de promesses et d’espérances.
.. .Si j’ai jamais parlé dans une réunion publique originale. assurément, ce fut à Périgueux, il y a fort longtemps déjà de cela, à l’occasion et un grand congrès régional du Sillon1. A cette époque, Mgr Delamaire. évêque de Périgueux, nourrissait pour le Sillon et son président la plus indulgente et enthousiaste des sympathies. Il ne craignait pas de se déclarer ouvertement sillonniste ; l’épi cravaté de rouge ornait la lampe de son cabinet de travail épiscopal et le vocable de « camarade » revenait aisément dans ses allocutions.
Or donc, je m’étais mis en tête d’avoir comme réunion publique de clôture quelque chose de sensationnel, qui marquât, même aux yeux des plus aveugles, la volonté de l’Eglise de faire oeuvre populaire ; ce devait être. à mon sens, une réponse péremptoire à ceux qui osent prétendre que l’Eglise se détourne, boudeuse, de la démocratie. Il ne s’agissait de rien moins que de faire présider notre réunion publique par un évêque, avec deux autres évêques comme assesseurs.
Je m’ouvris de cet extraordinaire projet à Mgr Delamaire. Certes, il y avait dans ce dessein une hardiesse si invraisemblable que je pouvais craindre de n’être pas pris au sérieux. En effet, les réunions publiques m’étaient pas alors ce qu’elles sont peu à peu devenues, grâce, il faut bien le reconnaître, à l’effort persévérant de nos camarades. Maintenant encore, d’ailleurs, une réunion publique n’a généralement rien d’académique et souvent on y hurle plus qu’on y écoute, mais en ce temps… !
Il me fallut bien parlementer pendant un quart d’heure : en vérité, pas plus, je crois. Je fis ressortir à l’évêque de Périgueux que ces moeurs de liberté étaient depuis longtemps acclimatées en Amérique, qu’il y avait un grand intérêt à ce que le clergé se rapprochât du peuple. Je le suppliai enfin de faire cela pour nos amis qui seraient si heureux, si fiers…
Mgr Delamaire accepta. Mon ardeur juvénile lui plaisait ; il ne redoutait pas les innovations apostoliques ; il avait confiance en l’étoile du Sillon.
— Seulement, Monseigneur, ajoutai-je de l’air à la fois le plus naturel et le plus insinuant que je pus, il nous faut maintenant deux assesseurs : c’est de règle dans les réunions publiques. Ce serait vraiment admirable et d’un effet impressionnant s: nous avions deux évêques comme assesseurs.
Le premier mouvement de Mgr Delamaire fut de trouver que c’était à coup sûr superflu : cette profusion semblait l’inquiéter. Mais j’insistai tant qu’il finit bien vite par céder. L’évêque de Cahors, qui devait venir le matin même parler à la messe du Congrès, était tout désigné comme assesseur. Il fallait un troisième évêque. Nous décidâmes de nous adresser au vieil et excellent Mgr Denéchaux, évêque de Tulle. Assurément, il ne noms refuserait pas : tandis que j’étais polytechnicien, pendant les vacances, il avait béni un calvaire appartenant à ma famille, sur une jolie montagne de bruyères, à Treignac, dans la Corrèze ; on m’avait demandé de parler et, monté sur un rocher, j’avais fait là un de mes premiers discours ; Mgr Dénéchaux avait pleuré ;… il se souviendrait certainement….
Ainsi que j’avais souhaité, les trois évêques furent fidèles au rendez-vous. Nous avions obtenu pour la réunion le vaste gymnase municipal et, bien avant l’heure, une foule très mêlée s’y entassait. Il y avait là, en groupe compact, les socialistes militants au grand complet, renforcés, suivant l’habitude, d’une garde du corps fort peu recommandable de voyous : naturellement ils garnissaient le fond de la salle ; devant, au contraire, les braves gens et mêmes quelques dévotes qui avaient appris qu’il y aurait des évêques et qui venaient là comme à l’église ; au milieu, nos camarades enthousiasmés, célébrant cette journée comme un témoignage superbe de ta réconciliation du peuple et de l’Eglise.
… Il faut maintenant traverser la foule entassée, bruyante, contradictoire. Je précède les trois prélats et je joue quelque peu du coude à travers les rangs des révolutionnaires pour qu’on leur fasse place. Aussitôt, applaudissements frénétiques, cris, sifflets. Mgr Delamaire s’avance, avec majesté, joyeux et inquiet ; le vénérable Mgr Denéchaux, comme insensible à tout ce bruit, suit d’une allure hiératique ; l’évêque de Cahors circule moins facilement : sa corpulence le gêne ; il domine tout le monde de sa haute stature ; il est charmant de bonne humeur et de cordialité ; à quelques voyous qui, sous son nez, crient : À bas la calotte ! il montre sa petite calotte violette qu’il vient de retirer et, avec un large rire bon enfant : « Vous êtes satisfaits, maintenant, leur dit-il ? »… Enfin le cortège gagne l’estrade. La séance est ouverte.
Je propose le bureau. Les trois évêques sont nommés par acclamations.
Mgr Delamaire, qui préside, commence à parler. Il lui est assurément difficile de se faire entendre : Vive Monseigneur ! A bas la calotte, ces deux cris s’entrechoquent et se brisent comme deux armées en bataille qui chargent l’une contre l’autre. Avec ténacité, l’évéque de Périgueux essaie de continuer.
– Non, non, pas les évêques, hurlent les révolutionnaires qui feignaient de voir dans leur présence je ne sais quelle provocation.
… Et se tournant vers moi :
– Qu’il enlève ses évêques ; autrement, nous ne le laisserons pas parler.
Je me lève aussitôt et je prononce quelques phrases indignées : d’un geste énergique, j’indique que nom ne nous laisserons pas intimider par quelques énergumènes, que les évêques resteront et que Mgr Delamaire parlera.
Il parle, en effet, mais à peine les cinq ou six premiers rangs peuvent-ils l’entendre, tant le vacarme devient infernal. Bientôt, il ma cède la parole.
Je ne suis guère plus heureux que lui. Force m’est de réduire mon discours à quelques apostrophes véhémentes et à quelques gestes éloquents. Cent égal, les applaudissements crépitent : il n’est pas nécessaire d’entendre pour applaudir. L’enthousiasme croît.
Malgré tout, je suis fort mécontent. Ce n’est certes pas cela que j’avais voulu. Cela ne saurait durer ainsi. Il y a de l’honneur du Sillon.
Je termine promptement par la plus brusque des péroraisons, Je saute au bas de l’estrade et je me précipite, en bousculant tout sur mon passage, jusqu’au milieu du gros des perturbateurs. J’essaie de parlementer. Peine inutile. Rien à faire avec des brutes déchaînées. Toujours ce même imbécile entêtement : — On ne parlera pas tant que les évêques seront là !
– Alors, si vous n’êtes pas venus les pour écouter et pour discuter, mais pour faire de l’obstruction, vous n’avez qu’à vous en aller !
Nos camarades m’avaient rejoint. Ce fut pendant cinq minutes une assez vigoureuse bagarre. Nos amis eurent enfin le dessus, et, le fond de la salle étant très proprement vidé, la réunion put continuer, ou, plus exactement, commencer.
Tout bouillant encore de l’ardeur du combat, j’escaladai l’estrade et parlai quelque temps. Puis, Mgr Delamaire put faire un assez long discours, à chaque instant haché des plus frénétiques applaudissements… Enfin, la séance fut levée.
Dehors, ce fut un beau vacarme. Les perturbateurs expulsés essayèrent une piteuse revanche. Quelques-uns, groupés autour de la voiture de Mgr Delamaire, essayèrent en vain d’en briser les vitres et se contentèrent de lancer quelques inoffensifs : A bas la calotte ! L’évêque de Périgueux était, malgré tout, si satisfait, emporté par un tel vent de victoire qu’il t’entendait pas.
— C’est curieux, me disait dans la soirée son secrétaire, excellent homme, au demeurant, mais incontestablement plus prosaïque, quand on crie : A bas la calotte ! Il entend : Vive Monseigneur !
Je rentrai à l’évêché, où Mgr Delamalre avait bien voulu me donner l’hospitalité, à la tête d’une colonne d’amis que les révolutionnaires suivaient à distance, sans oser les attaquer. Pendant tout le dîner et après, une bande d’apaches hurlaient et frappaient à coups redoublés la grande porte du jardin tandis que, sans prévenir personne, un vieux jardinier épouvanté montait la garde derrière, son fusil de chasse à la main… Il n’eut heureusement pas besoin de s’en servir.
C’était alors l’apogée de la notoriété du Sillon dans les milieux ecclésiastiques… Et cependant, je me souviens qu’entre deux séances du congrès, Mgr Delamaire me prit à l’écart et me dit, dans un coin ombragé du parc épiscopal, une longue dépêche qu’il venait de recevoir du cardinal Merry del Val, très élogieuse certes, mais ou il croyait découvrir déjà quelques réserves qu’il me signalait avec inquiétude et insistances.
… Hélas ; depuis, nous devions connaître des heures douloureuses. Mgr Delamaire n’avait été que trop bon prophète.
Ils n’en sont, à coup sûr, que plus émouvants pour nous, ces souvenirs d’un temps aboli où la confiance des chefs de l’Eglise se portait vers nous si paternellement, si affectueusement, faisant à notre jeunesse inexpérimentée un si admirable crédit.
Acceptons avec reconnaissance la volonté de Dieu quelle qu’elle soit. Que notre fidélité à son Eglise soit inébranlable… Peut-être un jour serons-nous moins indignes des avances qu’elle nous fit jadis, alors que nous n’étions encore qu’un enfant et que nous ne les avions pas méritées. Peut-être aurons-nous la joie qu’elle fasse, pour sa défense, appel à notre bonne volonté devenue plus virile… Quoi qu’il en soit, consolons-nous en songeant avec l’Apôtre que rien, si nous n’y consentons pas, ne peut nous séparer de l’amour du Christ et de son Eglise.
1Cette réunion publique eut lieu le samedi 9 avril 1901 à la salle Secrestat, à Périgueux.
SOURCE
Marc Sangnier, Autrefois, La Démocratie, Paris, 1919, 93p. à p. 65 – 70.