Un professeur français – Léonard Constant

UN PROFESSEUR FRANÇAIS

LÉONARD CONSTANT

Beaucoup d’hommes loués, célébrés, dont furent exaltés à l’excès les talents et l’intelligence, ne laissent après leur mort que l’impression du néant. Léonard Constant, professeur de philosophie au lycée de Mayence, dont tout le monde sait la fin tragique, avait au contraire développé loin de tout succès bruyant un extraordinaire rayonnement d’âme. Les hommages qui se pressent autour de lui, un émouvant respect, cette effusion de reconnaissance et d’admiration débordant de tous les coeurs qui l’ont approché, sa nature si noble et si profondément recueillie en Dieu n’eût pu même les imaginer.

Il est mort comme il a vécu, pour la paix, dans l’accomplissement d’un acte héroïque de sa charité. Le 23 octobre, à trois heures de l’après-midi, comme il sortait de la bibliothèque, il se heurta à un rassemblement houleux : des nationalistes attaquaient quelques séparatistes sans armes. Aussitôt on le voit se précipiter, se frayer un passage jusqu’aux plus violents, leur arracher d’abord un vieillard blessé, puis un enfant dont la gorge avait été trouée d’un coup de couteau. Certains prétendent qu’il réussit à faire un troisième sauvetage, mais les témoignages précis manquent. C’est comme il ressortait du poste de police qu’une balle le frappa à la tête et l’étendit sur la chaussée. Cinq autres coups de feu tirés d’une fenêtre ne l’ont pas atteint.

Mort héroïque et qui paraît pourtant si simple, tellement conforme à sa nature, en harmonie parfaite avec la surnaturelle beauté d’une vie toute nourrie d’amour. Il a agi ce jour-là comme il l’a fait dans n’importe quelles circonstances. Ceux qui l’ont connu savent bien qu’il ne pouvait en être autrement. Ne l’avait-on pas vu, à Pau, au cours d’une promenade, charger sur ses épaules un sac de pommes de terre sous lequel un pauvre homme était écrasé ; et à Mayence, pour gravir une côte, s’atteler à la carriole que traînait une vieille femme. Petits faits, accomplis non seulement avec la plus entière modestie, mais avec charme, avec une exquise discrétion, accompagnés de son beau sourire, et qui ont laissé là-bas une vive impression. Les gens du peuple le connaissaient, le suivaient des yeux. — « Comment, s’est écriée une pauvre femme apprenant sa mort, lui, le grand Français! »

Professeur, il aurait pu n’être connu que des milieux intellectuels dans lesquels sa haute culture, sa pensée si rlaire et si forte faisaient leur oeuvre de pénétration. Mais il appartenait à la France généreuse et tendre dont l’intelligence a ses racines dans le plus intime du coeur. Il aimait les esprits pour les convaincre et les entraîner. Il était aussi, et plus encore peut-être, passionné de cette vérité que « la bonté est ce qui ressemble le plus à Dieu ».

Mayence lui a fait de graves funérailles. Ce jour-là le calme régnait, et aussi, m’a-t-on dit, cette sorte de stupeur qui suit le crime, l’irréparable, quand la victime est la noblesse même. Ce n’est point dans le cadre étroit de l’église affectée à la colonie française que s’est déroulée la cérémonie. La cathédrale, pourtant réservée aux Allemands, s’est ouverte toute grande pour recevoir Léonard Constant. Au bas des marches du choeur, sans catafalque, fut déposé son cercueil que recouvraient nos couleurs nationales et la toge universitaire.

* *

Raconter sa vie, c’est dire surtout ce que fut sa beauté morale. Le secret de son charme, de son influence, c’est en lui qu’il faut le chercher. Ceux-là mêmes qui ne partageaient ni sa foi ni ses idées sociales étaient attirés vers cette lumière intérieure.

Quelques-uns se sont étonnés du frémissement causé par sa mort : « Constant, m’a-t-il été dit par des gens habituellement bien informés, nous ne le connaissions pas ! » Personne en effet ne fut plus porté à s’effacer. Ce n’est pas assez de dire qu’il fut modeste : il y avait en lui une passion modeste de l’humilité. Mais il ne pouvait empêcher que le rayonnement de son âme éclairât ses yeux, se dégageât de tout son être.

Qu’on le sache bien : ce n’est pas seulement aux circonstances tragiques de sa mort que Léonard Constant doit tant d’hommage ; c’est à sa vie entière, à sa personnalité d’une valeur exceptionnelle. Devant tout fonctionnaire frappé comme il le fut, on s’inclinerait avec respect ; mais ce ne serait pas ce recueillement, cette splendeur de souvenir, cette impression que tous ses actes ont été signés par son sang.

Sa carrière de professeur ne connut d’autres aventures que d’assez fréquents déplacements. A Bastia, Niort, La Roche-sur-Yon, Pau, Mayence, il est le même homme. Sa pensée, alors qu’il est tout jeune encore, a déjà pour caractère une remarquable fermeté. Je viens de relire un article intitulé Vie éternelle et vie sociale qui date de dix-neuf ans. Il s’y révèle tout entier. C’était le 25 octobre 1904, et le début, une méditation sur la mort, a le timbre de son âme même :

« Dans les cimetières qui sont au flanc de nos grandes villes, les foules iront, recueillies, visiter la tombe des morts qu’elles ont aimés. Elles donneront des couronnes et des fleurs, des larmes, et parfois une prière. Il serait bon, il serait nécessaire qu’en retournant vers les cités vivantes sur lesquelles planent lourdement la fumée et la rumeur des usines, cette pensée les pénètre et les éclaire. Il n’y a pas seulement de la matière à dompter, des oeuvres sociales à créer, des élections à surveiller : il y a des âmes et des destinées éternelles et tout ce qui ne s’y rapporte pas n’est rien. »

C’est à Pau que Léonard Constant a passé les meilleures années de sa vie. Francis Jammes a dit, dans une page admirable, la douceur de leurs relations, le petit cénacle d’amitiés ferventes qui s’était créé autour du jeune professeur. Il y avait là des peintres comme Damelincourt, des musiciens comme Maufret, des poètes, et aussi, avec Jacques Rôdel, des apôtres possédés par la flamme des idées sociales. Ce logis de la Basse-Plante, tout imprégné de bonheur conjugal, bourdonnant d’enfants comme une ruche bénie et prospère, était d’ailleurs ouvert à tous : étudiants, élèves y affluaient et aussi dans l’ombre ceux qu’avait marqués de son signe divin quelque douleur inconsolée.

Léonard Constant… Je le revois avec sa haute tête blonde, ses yeux d’un bleu clair de source. La paix de son sourire avait quelque chose de surnaturel. L’expression de son visage avouait parfois un peu de lassitude. Ce maître si viril dans son enseignement, cet intellectuel de grande race n’avait que la faiblesse de douter de soi. Lui qui prodiguait aux autres le réconfort, il ne jugeait pas son action à sa vraie valeur. Comme tant d’âmes généreuses et idéalistes, il sentait toujours un abîme entre ce qu’il aurait voulu faire et les résultats obtenus. Sans doute n’a-t-il jamais su quelle trace d’affection et de respect marquait son passage. Il a fallu, hélas ! la mort, pour desceller les lèvres et les coeurs.

L’enseignement fut vraiment pour lui une mission. Un hiver, malade, il faisait venir, par groupe de trois ou quatre, ses élèves auprès de son lit. L’un d’eux, qui me l’a raconté, gardait de ces entretiens de maître à disciples, un souvenir ineffaçable. Ce professeur de philosophie, catholique fervent, donnait aussi en toutes circonstances de singuliers exemples d’indépendance et de courage. Le vieux lycée de Pau n’a pas perdu le souvenir de cette distribution des prix de 1912 où Léonard Constant, se dégageant des formules habituelles, osa prononcer un admirable discours sur le devoir d’aimer :

« Il faut aimer toute l’humanité. Mais n’est-il rien au delà de l’humanité que nous devions aimer? Au delà de l’humanité, et j’ajoute au coeur même de l’humanité, dans ses aspirations les plus pures, il y a Dieu. Quelles que soient les croyances religieuses ou philosophiques de ceux qui m’écoutent, ils savent bien que ce mot résume tout ce que les hommes ont pu concevoir de plus beau et de plus grand, de plus digne d’être aimé. S’il en est parmi vous, messieurs, qui ne croient pas à un Dieu personnel, il n’en est pas, je pense, qui ne croient point à un idéal. Pour les uns, c’est la Vérité ; pour les autres, la Beauté, la Justice ou la Paix du monde. S’ils y croient de toute leur âme et s’ils sont prêts à y sacrifier leurs intérêts et leur vie, cela suffit : ils sont prêts à comprendre ce que je vais dire.

« Aimez Dieu, mes amis, tels que vos parents et les pasteurs de vos âmes vous ont appris à l’aimer : non pas d’un amour immobile, mais d’un amour tendu vers une connaissance plus parfaite de son objet, d’un amour qui communique à vos vies fragiles une valeur éternelle et qui fasse retour vers toutes vos affections humaines pour les ordonner et les soutenir, les approfondir, les transfigurer. Aimez-le pour qu’il vous donne la force de supporter joyeusement tous les sacrifices qu’exigent le service de la patrie et la lutte pour la justice.

« Soyez fiers de votre foi ! Mais souvenez-vous aussi que vous devez, en sa faveur, apporter avant tout la leçon de votre exemple. Cette foi sera jugée, parmi les hommes, moins par ses raisons que par ses oeuvres. »

Telle est la doctrine que Léonard Constant a combiné de professer à Mayence, plus encore par sa vie que par ses paroles. Après la guerre, dès que fut créé le lycée français destiné à l’éducation des enfants de nos officiers et de nos fonctionnaires, mais aussi au rayonnement de notre pensée, il accourt avec enthousiasme. Il a l’espérance passionnée de travailler à l’oeuvre de réconciliation.

Nul, mieux que lui, ne pouvait faire connaître le vrai visage de notre pays. Un groupe d’universitaires français ayant donné, de janvier à juin 1920, une série de conférences sur les Forces spirituelles de la France, il fit avec une remarquable puissance de synthèse une revue de nos plus grands philosophes spiritualistes et positivistes.

Son commerce était délicieux par la délicatesse et le tact qu’il y apportait — qualités bien précieuses dans le milieu rhénan où il se trouvait. Il avait horreur de cette manière dure qui rendrait odieuse et rebutante aux natures fières la vérité même. Il ne mettait sa confiance que dans la compréhension réciproque. Mais pour montrer dans leur plus fervente expression les sentiments qui l’animèrent en Rhénanie, il me faudrait pouvoir citer ici une page éblouissante de ses espérances chrétiennes et intitulée la Paix de la Fête Dieu.

A ce rêve de rapprochement dans la foi, le coup de feu du 23 octobre a fait une brutale réponse. Mais nous savons que Léonard Constant, si son plus cher ami était à sa place tombé sous ses yeux, n’eût pas été découragé. Lui qui a écrit : « On ne meurt jamais que pour ce qui fait vivre », il aurait cru seulement à la vertu surnaturelle de ce sang versé.

Tel était le jeune maître qu’a glorifié Maurice Barrés, saluant en lui un apôtre de la réconciliation franco-rhénane, et réclamant que le nom de Léonard Constant soit donné au lycée français de Mayence.

*

Il me faudrait bien des pages pour dire combien cette vie en apparence modeste et pourtant si pleine, surabondante de forces cachées, fut illuminée par l’amitié. Mais entre toutes les figures de jeunes gens qui se pressent autour de Léonard Constant, il en est une qui se détache, dont la sienne ne sera plus jamais séparée : celle d’Henry du Roure.

Ils s’étaient rencontrés au Sillon. Henry du Roure s’y donna tout entier, épuisant dans des tâches inférieures à son mérite une des natures les plus richement douées qui furent jamais, à la fois impulsive et détachée, aussi capable d’ironie âpre que des plus tendres délicatesses. Avant de tomber pour la France, à trente et un ans, il avait connu toutes les fièvres et les désillusions dont une âme assoiffée de vie intense puisse être dévorée. Il avait aux lèvres un goût de cendre, dans son regard cerné la mystérieuse passion de la croix.

Léonard Constant a été pour du Roure un confident, un soutien précieux, et aussi, me semble-t-il, le conseiller le plus clairvoyant. Il déplorait que fût dépensé en travail hâtif, en feuilletons bâtis au jour le jour — et où abondent les trouvailles — un talent qui aurait dû mûrir ses fruits. Et il est bien vrai que devant ces essais épars : romans, articles, fragments de théâtre, un sentiment nous vient de trésor mal utilisé, de l’immense regret du temps gâché dans les besognes matérielles. A cet écrivain-né, porté par nature à se dépenser follement, il aurait fallu répéter que pour l’honneur même de sa foi et de ses idées il se devait d’être un grand artiste. Léonard Constant me paraît le seul qui ait eu la sagesse de le dire.

Après la mort d’Henry du Roure, c’est encore lui qui est le meilleur gardien de sa mémoire. S’il n’avait jamais pris le temps d’écrire les ouvrages de philosophie que nous attendions de lui, il a donné une émouvante biographie de l’ami qui était vraiment le frère de son âme. A certains moments, connaissant la pudeur ombrageuse de cette nature, c’est avec scrupule qu’il écarte le voile sous lequel sa splendeur se dissimulait : O mon ami, pardonne-moi, laisse-t-il échapper. Mais il se rassure à la pensée que s’offrira malgré elle en exemple cette « vie si brève et si riche, si passionnée d’honneur, toute consumée au service de la France et de Dieu. »

Léonard Constant fut fidèle jusqu’à la fin à ce qui avait survécu, après une filiale soumission à l’Église, de l’ancien Sillon. Devant la tombe à peine fermée de ce jeune mort frappé dans un acte de charité et qui eut la généreuse passion de la paix, je me ferais scrupule de rien discuter des idées qui lui furent chères. En face de la noble figure du professeur Constant, tous les partis, laissant dans l’ombre ce qui les divise, se sont unis dans l’admiration. Qu’il me soit seulement permis de dire combien certains qui, il y a dix ou quinze ans, côtoyèrent ce groupement, y furent attirés par la qualité de quelques âmes merveilleuses : Amédée Guiard, Henry du Roure, Léonard Constant, qui ne serait fier de vous avoir connus aux heures rayonnantes de votre jeunesse, de votre foi sociale encore exempte des déceptions qui vous furent après si amères !

Tous trois sont morts sans avoir goûté de grands succès. Léonard Constant, plus qu’aucun d’eux, s’en était désintéressé. Mais à l’inverse de tant d’écrivains qui n’ont jamais conquis personne, lui, nous le savons, a eu dans l’ombre d’extraordinaires victoires d’âmes : n’en est-ce pas un frappant témoignage que celui de ce jeune israélite, converti par lui, et qui au lendemain de sa mort accourait bouleversé pour pleurer avec ses amis.

Il n’a voulu aucun honneur. Mais nous qui l’avons connu, nous pensons que cette vie doit être glorifiée en proportion de son détachement et de son humilité sans bornes. Il faut qu’apparaisse aux yeux de tous l’auréole que nos yeux ont vue au front clair de ce grand Français. Un Léonard Constant nous apparaît comme le type de ce que peuvent être les vertus d’un professeur de notre pays. Ce voeu d’ailleurs, avant même que personne ait eu le temps de le formuler, était exaucé. Il nous est donné d’espérer qu’un des meilleurs écrivains de cette époque, maître de la spiritualité en même temps que psychologue pénétrant, sera le biographe ému d’une si belle vie. Nous n’avons pas à craindre que pâlisse demain un tel souvenir. Pour le garder, pour le transmettre, pour l’entourer d’un soin précieux, il suffirait, Léonard Constant, au plus oublieux d’entre nous, de vous avoir vu un seul jour.

JEAN BALDE.

SOURCE

La Revue Hebdomadaire, 8 décembre 1923

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5732059r/f34