A contempler l’avenir du ; on ne peut se défendre d’un sentiment d’effroi. Cette année, trouver de l’argent. Puis, les violences du journalisme. Puis, les vulgarités de la politique… La vie que nous avons choisie est rude. Du moins, il faudrait avoir le courage de faire qu’elle ne fût pas laide.
C’est une grande chose que de vivre une belle vie. Le souci de la beauté est très noble. Nous ne l’aurons jamais trop. Nous ne l’aurons peut-être jamais assez.
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Ces mois évoquent avec juste raison l’idée de manifestations artistiques an effet, Je souci de la beauté doit nous en tenir constamment éloignés.
Quand nous parlons de « l’art au Sillon », nous sommes touchants et nous prêtons un peu à sourire. Nous voyous cela sous la forme de séances douloureuses où des amateurs écorchent des vers de Verlaine, tandis que d’autres placent des cartes de réunion. Il vaut mieux faire franchement une bonne soirée récréative avec une quête à la fin.
Nous ne sommes pas faits pour ces choses. Elles ne sont pas faites pour nous.
On dit souvent que le Sillon est appelé à un grand avenir artistique. Et l’on en donne d’excellentes raisons : qu’il vit de préoccupations élevées et de sentiments généreux ; qu’il est soulevé par une grande foi; qu’il plonge ses racines dans une terre neuve et vigoureuse, cette « argile du champ » dont il est parlé dans la Petite Fleur de l’Infante.
Ces raisons paraissent très fortes. Cependant l’on peut penser qu’il sortira du Sillon plus de belles actions que de grandes oeuvres.
Il y a quatre ans, Marc Sangnier a très justement fait observer à Paul Renaudin que notre mouvement, par sa vie libre, fruste, sincère et passionnée, fournissait à l’art une merveilleuse matière, et qu’il était permis de trouver plus glorieux, en somme, d’inspirer des oeuvres d’art que d’en faire. C’est bien vrai. Nous sommes trop actifs, et surtout notre activité est trop immédiate et précise, pour que nous ayons le loisir d’être des artistes.
Il est vrai que l’art peut être un moyen d’action. Cependant, quand son but est trop pratique et immédiat, et lui-même trop étroitement localisé, en abandonnant son caractère d’universalité, il renonce à ce qui est essentiel en lui, il cesse d’être l’art. Or nous ne voulons pas seulement développer un état d’esprit, nous tendons à jouer un rôle dans les conflits contemporains; nous voulons manoeuvrer ; et, s’il est bon que l’art soit au service d’une idée, il n’est pas bon qu’il serve une politique.
Enfin, pour des raisons d’ordre historique et psychologique, notre action est d’ordre intellectuel, moral ou directement sentimental, beaucoup plutôt que d’ordre esthétique.
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« L’art, dit-on encore, est un moyen d’éducation. »
– Oui, mais comme peu de gens, parmi ceux que nous voulons atteindre, sont d’eux-mêmes et sans préparation capables de le comprendre et de le sentir, nous devrions d’abord nous préoccuper de l’éducation artistique.
Autant faire précéder le catéchisme de Première Communion de deux ans d’École polytechnique, parce que les hautes mathématiques conduisent à l’idée de Dieu.
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Chez nous, c’est bien plutôt l’éducation morale qui précédera l’éducation artistique.
La vraie beauté du Sillon, c’est sa beauté morale.
Nous sommes venus séduits par elle. Les idées toutes pures n’auraient pas suffi à nous attirer. Les personnes non plus, ou elles n’auraient pu nous retenir. Le goût de l’action non plus, ni la joie de nous battre et l’espoir de vaincre.
En peu d’années, nous avons connu bien des tristesses. Nous avons vu s’asseoir à nos côtés des amis, et ils sont loin de nous maintenant, non dans l’espace, mais par la pensée et par le coeur. Et nous sommes loin d’eux. Leur souvenir n’est plus qu’une amertume et un découragement. L’action même a pu nous lasser, à cause de tant d’efforts épuisants et inutiles, à cause de son éternel recommencement. Cependant nous sommes fidèles an Sillon à cause de sa beauté morale, qui nous a attirés et émus tout enfants, et qui nous subjugue encore.
Il n’y n pas de plus grande tâche pour nous, il n’y a pas de plus grande tâche au monde que d’accroître ce patrimoine de beauté morale.
Au moment où nous sommes, à la veille de décisions graves et dans l’attente de grandes choses, c’est encore ceci qui doit nous préoccuper le plus : que notre but soit beau, belles nos raisons d’agir, et que notre âme commune demeure haute et fière. Les aristocraties ont fait dédaigneusement du mot commun le synonyme de plat et de vulgaire. Le Sillon relève le défi et prétend qu’une vie noble peut être commune a beaucoup.
Tout le Sillon tient là.
Ses plus graves défaites, ce serait que son idéal semblât trahi par l’un de ceux qui prétendent le servir, que l’idée se flétrit en l’un de nous. En accroissant le corps du Sillon, pour réaliser le rêve d’une cité égale et fraternelle, nous jouons une partie dangereuse. Ceux qui vivaient déjà pour le Sillon vont donc vivre de lui et par lui. Il leur sera difficile de demeurer aussi abandonnés et oublieux d’eux-mêmes dans cette situation privilégiée, qu’ils l’étaient auparavant, dans la peine et la misère.
Tous les grands mouvements ont connu cette épreuve-là. Leurs espérances ne sont pas comblées, leur but n’est pas atteint, mais les premières victoires sont assez brillantes pour que les militants puissent s’en glorifier et jouir du butin. Alors, ils s’étalent grossièrement. Ils se jettent avec gloutonnerie sur les conquêtes achetées du sang de leurs compagnons d’armes.
Maintenant que le Sillon grandit et qu’il y a quelque chose à partager, des situations à prendre, s’il nous est donné de voir l’ignoble spectacle de sillonnistes nantis, de sillonnistes repus, paresseux et profiteurs, menteurs à leurs promesses, voleurs de leurs frères – il vaudrait mieux que le Sillon ne fût jamais né.
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Ayons le courage et le bon sens de maintenir à notre oeuvre le caractère de la pauvreté et du renoncement. Nous ne pouvons atteindre à la logique admirable des vies monastiques. Il nous faut l’imprévu de la vie du siècle, des efforts brusques suivis de longues détentes, et, par instants, une naïve impression d’héroisme. Tout cela est humain, c’est à notre portée, mais c’est encore bon et beau.
Il faut nous demander les uns aux autres et nous imposer à nous-mêmes de ne pas trop bien organiser le Sillon, de ne pas assagir le Sillon, de ne pas embourgeoiser le Sillon. Qu’il reste une chose un peu folle, héroïque si l’on veut. Par lui il vaut mieux être broyé que gavé. Que les corps soient rudoyés pour que les âmes restent pures.
S’il en est ainsi, nous pourrons attendre sans tes craindre toutes les leçons de la vie quelques tristesses qu’elle nous apporte, si elle ne parvient pas à ternir ta beauté morale de notre âme commune, elle ne nous aura pas déçus.
Décembre 1908.
Henry du Roure