Rencontre avec Cardijn à Bruxelles

Paris, le 14 février 1921.

Il y a quelques jours, le samedi 5 février, je parlai à la Centrale chrétienne du travail de Bruxelles. J’y étais accueilli par les démocrates chrétiens qui avaient organisé la réunion avec le plus vif et le plus fraternel enthousiasme. Les paroles que prononça pour me saluer M. l’abbé Cardyn étaient tout animées du plus pur esprit des « beaux temps du Sillon ». Il célébra l’œuvre accomplie par nos amis et rattacha sans hésitation et avec reconnaissance son mouvement au nôtre.

Les démocrates chrétiens de Bruxelles, si simples, d’allure si cordiale et familière, dont l’allure, les manières et jusqu’aux visages même ressemblent à s’y méprendre il ceux de nos camarades, n’en ont pas moins obtenu des résultats qui mollirent qu’ils sont une force avec laquelle on est bien contraint de compter. Aux dernières élections législatives qui eurent lieu justement comme les nôtres, le 16 novembre 1919, on refusa de leur donner une place sur la liste officielle du parti catholique qui est le grand parti de gouverneraient en Belgique, celui qui, jusqu’à ces derniers temps, avait la majorité absolue dans le pays. On les méprisait, estimant qu’ils ne représentaient rien de sérieux. Ils furent donc forcés, au dernier moment, de marcher seuls. Ils s’allièrent cependant à des éléments ruraux de la campagne qui entoure Bruxelles et fait partie de la même circonscription électorale. Or, tandis que la liste catholique, dans laquelle figurait cependant des démocrates chrétiens comme notre ami M. Carton de Wiart, aujourd’hui président du Conseil, n’obtenait que cinq sièges, les démocrates chrétiens en avaient deux ; et, seulement quelques voix de plus, ils en obtenaient un troisième.

Avant ma conférence, j’ai dîné dans l’intimité avec M. l’abbé Cardyn et M. Herman Vergels, député démocrate chrétien. Vraiment, je me serais cru dans la plus intime réunion de camarades. Et je pensais qu’à Varsovie, et jusqu’en Lithuanie j’avais rencontré des, sympathies semblables, aussi anciennes, aussi informées de notre effort et se rattachant aussi directement à la magnifique explosion de vie morale et sociale de notre vieux Sillon… Un réconfort et une espérance me remplissaient le cœur. Il faut, pensai-je, que nos amis sachent qu’elle est dans le monde la force de nos idées et de notre tempérament. Il ne faut pas qu’ils soient les seuls à douter d’eux. Il faut qu’ils comprennent enfin tout ce qui se cache de réalité vivante et prometteuse d’avenir sous ce mot d’Internationale démocratique que nous avons lancé déjà dans les pages de notre revue.

Les démocrates chrétiens de Bruxelles ne sont pourtant pas en lutte bien âpre avec ceux de la liste catholique officielle puisque Madame Carton de Wiart et ses deux fils, en l’absence du Président du Conseil, retenu hors de Bruxelles, assistaient à ma conférence et me conduisirent, aussitôt la réunion terminée, à la Présidence du Conseil où l’hospitalité la plus aimable et affectueuse m’était réservée.

Depuis le berceau même du Sillon, M. Carton de Wiart est un de nos amis. Quant à Madame Carton de Wiart, elle n’a jamais cessé d’affirmer combien l’idéal moral et religieux du Sillon lui tenait profondément au cœur. Les circonstances qui ont fait d’elle pendant la guerre une véritable héroïne et l’ont portée aujourd’hui dans une situation si élevée ne l’ont pas éloignée de notre mouvement, ne l’ont pas détachée de notre effort. L’atmosphère de cette famille si simplement et si naturellement chrétienne est un bienfait pour tous ceux qui la respirent, même en passant. Les quelques instants que j’ai passés avec les deux fils, âgés de vingt et de dix-sept ans, ont suffi à me faire comprendre quelle était la merveilleuse valeur éducative du milieu dont ils avaient reçu l’empreinte.

Ces voyages à l’étranger que j’ai multipliés ces temps-ci, si rapides qu’ils puissent être, ne m’en ont pas moins convaincu de l’opportunité et je dirai volontiers aussi de la facilité de la tâche qui est la nôtre. Il y a partout les amorces du grand mouvement démocratique que nous voulons. De même qu’il y a quelque vingt ans, la France était prête à recevoir l’impulsion du Sillon, de même aujourd’hui l’Europe (et peut être le monde) a des appétits moraux. Des éveils spontanés de démocratie et de christianisme la soulèvent qui ne demandent qu’il se rejoindre.

Mais, pour cette œuvre superbe et immense, sommes-nous prêts vraiment ?… Demandons à Dieu de faire que nous ne soyons pas des serviteurs paresseux et inutiles. A nous, — toutes les fausses excuses seraient vaines, — ce n’est pas la tâche qui manque ; c’est nous seulement qui pourrions manquer à la tâche.

MARC SANGNIER.

SOURCE

Marc Sangnier, L’âme commune (15 août 1920 – 26 mars 1921), La Démocratie, Paris, 1921, 192p. à p. 156.