En 1894, un jeune garçon âgé de vingt ans, du nom de Marc Sangnier, prépare Polytechnique au collège Stanislas. Arrière-petit-fils de Mme Ancelot, petits-fils de Lachaud, il a été tôt formé par une mère exceptionnelle et par des livres de ses maîtres préférés, des inquiets et des croyants : Ibsen, Tolstoï, Gratry et Pascal, le Gratry des Sources et le Pascal des Pensées, plus près de nous Ollé-Laprune qui annonce Maurice Blondel, et avec eux, plus encore qu’eux, Léon XIII.
Sous le regard bienveillant du censeur de Stanislas, il organise des débats qui se déroulent une fois par semaine pendant les récréations de midi, dans une salle basse qu’on appelle la crypte. Il y a là des garçons destinés à de brillantes carrières d’hommes publics, un Henry de Jouvenel, un Anatole de Monzie, diserts, charmeurs, déjà un peu sceptiques, qui veulent séparer l’action sociale de l’action religieuse, et Marc Sangnier, passionné, fiévreux, quoique généralement maître de l’éloquence apostolique dont il est possédé : « Ah ! camarades, arrachons ces plantes banales et malsaines ; plantons en nous l’arbre fécond et plein de sève, le grand arbre du christianisme démocratique et social… Il faut enfin satisfaire notre grand besoin de parler entre nous de toutes ces ardeurs qui nous brûlent le cœur, de nous connaître, de nous aimer, de nous faire une âme commune. Sortons à jamais des vulgarités d’une vie toute matérielle et sans au-delà. Soyons prêts pour les grandes luttes de demain. Voici que commence la veillée d’armes fraternelle. »
Tout Sangnier est dans cette apostrophe où l’on trouve la substance de ses futurs discours. Son exceptionnel rayonnement au service de quelques idées et de quelques sentiments très simples domine la crypte de Stanislas, et la crypte préfigure le Sillon. Autour de lui se forme un réseau de juvéniles amitiés, conçues comme l’attraction réciproque de deux personnalités certes, mais aussi comme le « don simultané de deux êtres finis à la perfection infinie ». Ces amitiés, il n’aspire qu’à les étendre à l’humanité tout entière : que le royaume de Dieu ne soit pas seulement une espérance dans l’au-delà, mais une réalité ici-bas, oeuvre des hommes de bonne volonté, fruit de leur amour réchauffé et épuré par le christianisme. Voilà la cité idéale de la démocratie chrétienne entrevue par un prophète de vingt ans, qui en chante la beauté à ses camarades émerveillés. A la fin d’un banquet de la Saint-Charlemagne, Marc Sangnier lève son verre à la République. Il fait un jour venir de Lille un ouvrier catholique que ses condisciples portent en triomphe ; des parents scandalisés s’indignent : envoient-ils leurs enfants dans ce collège bien tenu pour que les ouvriers y viennent leur faire la leçon ? Mais les apôtres ne se laissent pas arrêter par les préjugés qu’ils ont justement pour mission de combattre…
Ainsi fut la crypte, « trois ans d’élans du cœur et de rêves, de désirs fougueux que nulle action extérieure n’alimentait et qui se nourrissait seulement de ce que Dieu mettait dans l’âme… ». Elle fit eux-mêmes les premiers sillonistes.
En 1898, Marc Sangnier, jeune sous-lieutenant du génie, démissionne pour se consacrer tout entier à l’éducation populaire. Il forme un comité d’initiative dont la revue Le Sillon, fondée par son camarade Renaudin, devient l’organe et dont l’instrument sera le cercle d’études, un cercle d’études d’un caractère encore inconnu dans les oeuvres catholiques. Ses membres n’y jouent pas un rôle passif d’élèves, mais un rôle actif d’interlocuteurs ; ils ne sont pas instruits, mais conseillés par un aumônier ou un laïque plus cultivé qu’eux. C’est la formule de l’enseignement mutuel.
Les cercles d’études réunissent des éléments très divers, étudiants, bourgeois, ouvriers, dont les plus nombreux appartiennent aux classes moyennes ; les milieux urbains d’employés et d’artisans fourniront toujours au Sillon son principal recrutement.
De ce ce travail des cercles d’études doit sortir une élite « éclairée et agissante ». Encore faut-il qu’elle accomplisse sa tâche qui est de rayonner et de conquérir. Les universités populaires, dont Paul Bourget a ridiculisé dans L’Étape l’enseignement désordonné et inassimilable, connaissent alors un succès éphémère. Elles apparaissent à Marc Sangnier comme une tentative de mainmise de quelques intellectuels sur le peuple. A partir de 1901, il crée des « instituts populaires » qui, eux, doivent étendre l’influence apostolique des cercles d’études.
Mais l’institut populaire ne s’adresse qu’à un public restreint. On atteindra de plus vastes auditoires par la réunion publique, le « meeting », comme on dit alors. Et comme les meetings se trouvent sous la domination des forts de la Halle et des garçons bouchers de La Villette qui y organisent chahuts et bagarres, une équipe de garçons vigoureux et dévoués est rassemblée en septembre 1901 sous le nom de Jeune Garde.
C’est précisément un meeting tenu le 23 mai 1903 s’i la salle des Mille-Colonnes, rue de la Gaîté, pour protester contre la politique combiste, qui va faire pénétrer partout le nom du Sillon. L’ex-abbé Charbonnel et Henry Béranger, venus avec leurs bandes, sont protégés à l’intérieur de la salle par les Jeunes Gardes. Marc Sangnier présente à la foule le prêtre apostat : « Camarades, quelque chose de grand et de terrible se passe ici. Cet homme n’est pas un adversaire comme les autres. Il est et demeure marqué au front d’un signe sacré qui domine et déborde, malgré tout, ses trahisons mêmes. Ce Dieu qu’il a renié, ce Christ qu’il combat, il l’a appelé jadis sur l’autel, tandis que ses mains consacrées tenaient l’hostie.. Comment la violence ne tomberait-elle pas, camarades, en présence d’une aussi épouvantable détresse morale ?… Nous devons le plaindre d’une douloureuse pitié. Le Christ n’a-t-il pas, sur la croix, prié pour ses bourreaux ? Ceux-là même qui ne partagent pas notre croyance ne sentent-ils donc pas toute la mystérieuse épouvante du spectacle qui nous lest offert ? Ne sont-ils pas étreints, eux aussi, comme d’un religieux effroi ?… » Charbonnel riposte en ces termes : « Eh bien ! oui, je suis le défroqué, l’ancien prêtre ; je suis devenu le chef des apaches… » Il n’en est pas moins écouté en silence. Mais les apaches dont il se reconnaît le chef et ceux de Béranger guettent la sortie. On se bat jusqu’au siège du Sillon, boulevard Raspail. Le lendemain le grand public connaît Marc Sangnier et son œuvre.
Le succès du Sillon s’amplifie rapidement. A la fin de 1903, il a essaimé travers la France des groupes régionaux dont les plus importants se trouvent à Nancy, Épinal, Belfort, Bordeaux, Roubaix, Lyon, Tours, Limoges et Orléans. Le congrès de Belfort a réuni quatre cent cinquante délégués en mai précédent ; celui de Paris en reçoit deux mille en février 1904.
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Dix ans ont alors passé depuis la naissance de la crypte. Marc Sangnier atteint la trentaine. Ses idées n’ont pas changé. La mission première du Sillon, qui le met en oeuvre, est de vivre le catholicisme : être pénétré par la pensée du Christ, la faire habiter en chacun de nous, ne pas pouvoir se passer de lui. Le vivre individuellement, le vivre collectivement aussi. Et d’abord à l’intérieur du Sillon, de ce Sillon qui est « une grande amitié où l’on se fixe si l’on a l’âme commune ». Les différences de classes, de costumes, de langage, s’effacent : plus d’ouvriers ni de bourgeois, il n’existe que des camarades. De la diversité d’origines demeure seulement des diversités d’aptitudes nécessaires à l’efficacité de l’élite nouvelle. Le catholicisme, le Sillon doit le vivre collectivement aussi par son zèle apostolique, son action de conquête empreinte de la même ferveur humaine. Ce zèle, cette action ont un caractère démocratique, en ce sens que la démocratie est pour Marc Sangnier « l’organisation sociale qui tend à porter au maximum la conscience et la responsabilité de notre programme, se penser h mesure que nous vivions chacun ». La démocratie est donc moins pour Marc Sangnier un régime déterminé qu’un idéal moral qui doit promouvoir l’élite des consciences chrétiennes sortie du Sillon.
De telles aspirations ne forment pas une doctrine. Le Sillon est un mouvement spirituel et non pas intellectuel. Il y a un esprit silloniste, il n’y a pas de théorie silloniste comme il y a une théorie marxiste ou une théorie d’action française. Le silloniste a une conception optimiste de l’homme ; il croit à sa réforme morale, il lui fait confiance et il va de l’avant! Ses quelques idées générales procèdent de l’action autant qu’elles la précèdent. « N’avons-nous pas, écrit Marc Sangnier, été frappés nous-mêmes de sentir nos idées directrices, notre programme, se préciser à mesure que nous vivions ces idées et qu’inconsciemment nous appliquions déjà ce programme en l’élaborant ? » Ce que traduit une formule plus simple : « Se laisser faire par la vie. » Et quand on se plaint de l’imprécision de ces idées et de ce programme, il répond : « Du reste, nous ne savons pas où nous allons. » Ce qui veut dire qu’il n’y a pas lieu de se préoccuper des institutions ; elles naîtront des circonstances. Il suffit de répandre l’esprit civique et le sens social qui les animera.
La ferveur que vivent les sillonistes, l’exaltation de leur « âme commune », exercent sur l’organisation et les méthodes du Sillon la même influence que sur leur programme. En vérité, le Sillon ressemble à la démocratie dont rêve Sangnier ; sa structure importe peu; elle est presque inexistante. Étrange groupement qui n’est ni une association, ni une ligue, ni un parti, qui ne comporte ni inscription, ni cotisation, ni règlement, ni élection. On y entre et on en sort librement, sans être assujetti à aucune formalité. On y agit en dehors de toute contrainte administrative. C’est d’abord que tout y repose sur l’amitié et le dévouement. Au lieu d’être une association définie par des statuts, le Sillon est « un lien immatériel entre les âmes » ; le journal Le Matin est une marchandise ; L’Éveil démocratique, hebdomadaire silloniste fondé en 1905, est une « lettre personnelle de Marc » ; les camarades ne reçoivent pas de salaires, mais des indemnités ; les plus capables ne sont pas désignés par des scrutins, ils s’imposent naturellement par voie de sélection.
Ce dédain des formes classiques et des procédés habi tuels est sanctionné par la réussite. Là où les abbés démocrates se sont perdus en efforts dispersés et peu efficaces, le Sillon part comme une fusée. Cela tient à la valeur de sa mystique qui répond aux besoins de la jeunesse ; cela tient aussi à l’exceptionnelle personnalité de son président. Le Sillon c’est Marc Sangnier.
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Voici d’abord sa photographie : un Gaulois, le Gaulois de la légende aux yeux bleus et à la moustache blonde tombante, mais un peu court et vite épaissi ; et voilà un portrait sans fard qu’a tracé dans L’enfant chargé de chaînes François Mauriac, disciple déçu qui rendra plus tard un éclatant hommage à son ancien maître : « Ceux qui l’aimaient ne voyaient pas sa cravate mal mise, ni ses cheveux en désordre, cette bouche commune dans une face lourde, le cou énorme, les joues flasques et toujours mal rasées ; ils ne voyaient que ses yeux admirables, son regard perdu, un regard qui attaquait les âmes, et de belles mains longues et fines qui, dans un geste habituel, allaient sans cesse vers les mains de l’homme à conquérir et, crispées, le retenaient d’une étreinte impérieuse. »
Oui, son emprise est faite de la beauté du regard, — ce regard pur d’amant chaste et pourtant dominateur, — de la tendresse des gestes, — les bras offerts ou serrés autour des épaules de l’ami, — de la chaleur d’une voix aux résonances profondes et des familiarités du langage, — ce tutoiement fraternel, cet emploi exclusif du prénom (Marc Sangnier c’est Marc et seulement Marc) et du pronom possessif avant le prénom : « Mon Charles », « Mon Paul », — et surtout de cette compréhension des tourments et des élans de la jeunesse, de cet art inné de provoquer et de recevoir les confidences. Encore une telle énumération laisse-t-elle échapper l’essentiel la vie, l’âme, le secret qu’on ne peut expliquer, mais que nul n’a mieux évoqué qu’un ancien camarade, Louis Gillet : « Le plus beau de ses privilèges, c’est le don d’être aimé. Jamais je n’ai connu personne cette incomparable puissance, cet |attrait sur les cœurs… »
Marx Sangnier doit encore l’efficacité de son apostolat à un sur-instinct de la propagande. En ce domaine aussi, il a créé une technique que les dictateurs contemporains retrouveront et mettront en œuvre avec des moyens dont il ne dispose pas. Aucun des procédés susceptibles, dans l’ordre émotif et affectif, de conquérir et d’entraîner, ne lui échappe.
La Jeune Garde instituée, nous l’avons dit, « pour faire respecter la liberté de la parole et de la discussion », et qui devient le « conservatoire de l’esprit du Sillon », est à cet égard très suggestive. Son règlement précise qu’elle « doit être considérée comme une chevalerie des temps modernes. Le désir de travailler d’une façon absolument désintéressée pour l’honneur du Christ et pour le bien du peuple doit seul pousser un jeune homme à en faire partie ». D’abord soumis à un stage de trois six mois, il est consacré dans la crypte de la basilique de Montmartre après une veillée d’armes fervente, souvent décrite par les sillonistes.
On conçoit que le Sillon rassemble et forme une jeunesse d’une valeur morale inaccoutumée à laquelle aucune autre ne peut être comparée dans le catholicisme français, sauf peut-être celle de la Jeunesse ouvrière chrétienne à ses meilleurs moments. La plupart des jeunes catholiques ont alors une conception extérieure et formaliste du catholicisme ; ils souhaitent plus ou moins consciemment de ne pas en être gêné et ils se contentent d’en meubler un des compartiments de leur vie, sépare des autres par des cloisons étanches ; aussi leur zèle religieux se manifeste-t-il surtout par le culte négatif des « anti » : antirépublicanisme, antilaïcisme, antimaçonnisme, antisémitisme, etc. Or, les sillonistes vivent leur catholicisme, un catholicisme qui leur donne un nouveau style de pensée et d’action, transforme leur vie intérieure et leur vie familiale. Avec eux, de respect humain, de complexe d’infériorité, il n’est plus question… Ce sont des conquérants, et c’est pour cela que la rénovation du catholicisme des trente dernières années leur sera en grande partie due.
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Ce tableau comporte des ombres, mais sa lumière est si vive qu’elles demeurent d’abord inaperçues. Elles aussi viennent de Sangnier; Marc est un apôtre, non pas un saint. Il a les immenses défauts de ses dons uniuques.
Aimer les jeunes et les pétrir comme pâte fraîche est pour lui un impérieux besoin. Son affection, son appétit de domination spirituelle sont exclusifs. Ils n’admettent ni l’opposition ni le partage. Et l’on doit constater que les traits qui donnent au Sillon son originalité concourent aussi à assurer et à perpétuer le pouvoir illimité de son chef. La collaboration étroite avec les hommes faits et connus que sont les abbés démocrates supposerait un partage d’autorité auquel Marc Sangnier ne se résoudrait pas. L’influence de jeunes intellectuels le forcerait donner à sa pensée une précision qui répugne à son tempérament. Une organisation administrative deviendrait peu à peu une force avec laquelle il devrait compter, le système électif l’empêcherait de désigner partout ses lieutenants; l’autonomie des Sillons régionaux leur assurerait une certaine indépendance à l’égard du Sillon central. Marc Sangnier écarte donc tout ce qui pourrait freiner l’exercice de son pouvoir.
Au cours des premières années, nul ne songe à discuter cette dictature consentie, désirée, très aimée, dont le poids n’est même pas ressenti tant est prodigieuse l’idolâtrie dont Sangnier est l’objet et qu’il favorise par tous les mouvements de son être. Il y a dans cette démocratie autoritaire qu’est le Sillon un culte du chef que tout exprime naïvement, jusqu’à la mode du chapeau noir à larges bords et de la lavallière noire portés par Marc. François Mauriac n’a guère forcé les traits de la scène où il montre les disciples de Jérôme Servet groupés autour du maître : « Vincent Hiéron, à genoux : sur le tapis, ramassait pieusement le linge du grand homme, les flanelles humides encore d’une généreuse sueur ; le maître lui avait enseigné que la plus humble besogne est magnifique si on l’accepte pour la cause. » Des garçons se dépensent autour de Sangnier. Leur dévouement total est acquis à la fois au chef et à l’œuvre, mais ils ne se rendent pas compte qu’ils se vouent à une vie monacale sans avoir le soutien d’un Ordre et de sa Règle. L’enthousiasme de la jeunesse, l’amitié de Marc, la foi dans la cause pourvoient d’abord à tout. La première exaltation calmée, la disproportion devient évidente entre l’engagement pris et les moyens de le tenir.
L’adoration ne se maintenant plus au même degré, il est fatal que les yeux dessillés finissent par diagnostiquer chez Marc un certain narcissisme du christianisme et de la démocratie. Des disciples anciens, sinon vieux, protestent contre ce qu’ils appelleront plus tard son « césarisme mystique », contre ses méthodes empreintes d’un mélange « d’illuminisme et de rouerie ». Ils auront été éliminés sans bruit, sinon sans brutalité par les nouvelles promotions de la démocratie juvénile et sangniériste du Sillon, puisque n’existe aucune formule statutaire permettant à un silloniste de défendre une opinion repoussée par le maître. Ainsi s’en vont les uns après les autres des jeunes gens doués et des Sommes plus âgés qui auraient volontiers apporté au Sillon les conseils de leur expérience. Ce sont, en 1903, le P. Laberthonnière, Paul Bureau, entrés dans le comité de rédaction de la revue à laquelle ils voudraient donner une orientation plus doctrinale, mais que Marc Sangnier s’est gardé de réunir ; en 1905, la plupart des chefs de, service soucieux de mettre un peu d’ordre dans le fonctionnement administratif du mouvement ; puis des groupes régionaux (ceux de l’abbé Desgranges à Limoges, de Marius Gonin à Lyon) dont les tendances fédéralistes sont insupportables à l’esprit centralisateur de Sangnier ; autant de départs et de scissions qui ralentissent sans l’arrêter le développement de l’œuvre, mais empêchent la formation d’une équipe d’hommes de valeur. Il est écrit que, né de Marc Sangnier et en vivant, le Sillon se destine à en mourir.
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Lë Sillon s’est d’abord exclusivement consacré à l’éducation populaire. Sa conception apostolique et fraternelle du christianisme devait le conduire à étendre son activité d’abord au domaine social, puis au domaine politique.
Dès 1904, Sangnier crée un office social qui répand des brochures’ et organise des conférences. Le Sillon préconise la disparition des tutelles économiques héritées du passé afin que les prolétaires s’élevant à une dignité réservée jusqu’alors aux seuls patrons, leur personnalité acquière sa pleine autonomie. Il est normal qu’ils soient séduits par l’idéal coopératif qui fait appel au sentiment de la responsabilité des coopérateurs. Passant à la réalisation, l’office social provoque là création de coopératives, surtout de coopératives de consommation dont l’organisation est facile, mais aussi de coopératives de production comme celles de Fougères (chaussure) et de Lieusant (confection) qui ont un certain retentissement.
A partir de 1905, Marc Sangnier aborde le terrain politique. Il y est porté par la pente naturelle de son esprit et poussé par la maturation des sillonistes ; ses camarades qui avaient vingt ans en 1898 en ont maintenant vingt-sept. On évolué vite à cet âge. Les préoccupations civiques, inexistantes au sortir du collège, passent au premier plan, et les sillonistes s’agacent de leur réputation de garçons turbulents ; ils sont impatients de se montrer capables de réformer l’État et la société, aussi bien que de régénérer la jeunesse. Marc Sangnier disait encore en septembre 1904 : « Il faut que l’on sache que c’est en nous maintenant à l’écart des luttes politiques que nous pourrons pénétrer les milieux anticléricaux. Aussi bien avons-nous toujours résisté à tous les essais d’embrigadement électoraux .. » Or Henry du Roure écrira en 1907 : « Car enfin, Marc député et à la tête d’un quotidien, on finira par saisir que nous sommes sur le terrain temporel et nous n’étoufferons plus dans ce rôle de bons jeunes gens un peu indisciplinés. »
Mais le Sillon va se heurter dans ce nouveau domaine à des préjugés hostiles. La démocratie d’inspiration chrétienne, dont la République est l’expression politique, ne possède en France qu’une clientèle restreinte. Elle paraît chimérique à la fois aux catholiques qui jugent la République l’ennemie irréconciliable de la religion, et aux républicains qui jugent la religion l’irréconciliable ennemie de la République. Pour constituer un groupement nouveau qui rassemblerait les Français à la fois catholiques et républicains, le Sillon doit séparer des clauses que l’on a l’habitude de joindre : Église et Monarchie, République et anticléricalisme, syndicalisme et matérialisme ; et désagréger les formations qui dominent la politique française : le bloc républicain anticlérical et le bloc catholique antirépublicain.
La difficulté est accrue par le tempérament de Marc Sangnier qui, habitué à n’envisager les questions politiques que sous leur aspect théorique et moral, lance les idées les plus propres à scandaliser, à tort ou à raison, les catholiques français. En 1905, au cours d’un meeting en faveur des révolutionnaires russes, il reproche au gouvernement l’alliance sur laquelle repose la politique extérieure de la IIIe République et il parle de « ces anarchistes à l’âme mystique et profonde, au rêve troublant et doux que la sainte Russie enferme dans son vaste sein comme des germes inquiétants de révolte et d’étrange rédemption ». A la même époque, au cours d’un autre meeting, il fait l’apologie de ce qu’on appellera plus tard « l’objection de conscience ». Et la revue Le Sillon exaltera les hommes de la grande Révolution et leur philosophie religieuse : « C’était, écrit-elle, la substance même du christianisme dont la France vivait. »
En février 1907, Sangnier annonce « le plus grand Sillon », qui prétend « réaliser un nouveau centre d’unité morale » en ralliant « toutes les forces qu’anime consciemment ou inconsciemment l’esprit chrétien » euphémisme qui désigne les protestants et certains libres penseurs. Il serait impossible de passer brusquement de l’apostolat religieux à la propagande politique. Mais il est clair que le plus grand Sillon est l’amorce d’un nouveau parti nécessité par le déclassement des vieux partis. Alors que la revue Le Sillon portait en sous-titre : « Revue catholique d’action sociale », elle se qualifie désormais : « Revue d’action démocratique ». Le changement de programme n’est pas moins significatif. On lit dans un tract de 1903 : « Le Sillon considère que son œuvre propre est de vivre le catholicisme… » Le programme de 1907 donne un son de cloche tout différent : « Le Sillon est un mouvement laïque qui se propose de travailler pour sa part à réaliser dans notre pays la République démocratique. »
Le président du Sillon se présente à une élection partielle en 1909 et aux élections générales de 1910. Il échoue. Mais le 17 mai 1910, au lendemain de sa seconde défaite, l’évolution de son mouvement se précipite. Le Sillon disparaît, remplacé par trois organismes : 1° une union pour l’éducation civique, oeuvre de jeunesse confessionnelle qui correspond au Sillon des premières années ; 2° un comité démocratique d’action sociale, non confessionnel, qui fédérera des initiatives le plus souvent économiques ; 3° une organisation politique dont la création est annoncée et qui, elle aussi, n’aura pas de caractère confessionnel.
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L’évolution qui fait du Sillon une entreprise de moins en moins confessionnelle et de plus en plus politique conduit Sangnier à un double échec. A gauche, son prestige personnel, bien que considérable, ne suffit pas à désarmer l’anticléricalisme républicain. Si l’on songe à la faiblesse numérique de ses partisans et à la violence des luttes anticléricales au début du siècle, on ne peut s’en étonner et nous n’en parlerons pas davantage.
Plus important est l’accueil que reçoit le Sillon dans les milieux catholiques faute de l’adhésion, ou tout au moins de la sympathie desquels son action est vouée à l’impuissance. Sur le plan intellectuel, Sangnier se heurte, à l’Action française qui, bien qu’elle ne fasse pas profession de catholicisme, se recrute comme le Sillon surtout parmi les catholiques. Si le Sillon c’est Març Sangnier, l’Action française c’est Charles Maurras. On ne peut Imaginer deux hommes moins faits pour se comprendre, deux conceptions plus différentes de la vie. Sangnier est sentimental, romantique, chaleureux, vague ; Maurras est intellectuel, classique, sec, tranchant ; Sangnier voit dans le catholicisme une foi régénératrice des hommes et de la société ; Maurras, au demeurant de conviction athée, admire en lui une discipline au service de l’ordre. Sangnier dit : il faut le Christ ; Maurras répond : il faut le roi et l’Église. Pour Sangnier, les problèmes politiques et sociaux sont des problèmes moraux; pour Maurras, des problèmes institutionnels. Maurras dit à Sangnier, qu’il tient pour un « anarchiste » et un benêt : « Jamais peuple ne fut plus éloigné que le nôtre de la sainteté qu’exige la démocratie parce qu’elle ne possède pas de vertus intrinsèques. C’est divaguer que de vouloir transformer la société par les vertus individuelles. » Sangnier répond en substance à Maurras, en qui il méprise un « matérialiste » : « Vous ratiocinez ; nous ne sommes pas, nous, des idéologues, mais des hommes pratiques ; au lieu de discuter, nous agissons, nous acceptons notre siècle ; nous l’aimons, nous le vivons, et la vie trouve d’elle-même les organes qui lui conviennent. » Ce dialogue est un dialogue de sourds, on peut le dire sans allusion à l’infirmité de l’un des interlocuteurs, car chacun d’eux est vraiment incapable d’entendre l’autre.
Peu importe d’ailleurs : il s’agit moins d’un duel que d’une joute dont sera vainqueur celui qui obtiendra les faveurs de l’Église. Sangnier va rapidement perdre la première manche, mais ses héritiers prendront leur revanche trois lustres plus tard.
Ce n’est pas Maurras, en effet, c’est l’Église elle-même qui va mettre Sangnier hors de combat. Tant que le Sillon se plaçait sur le terrain confessionnel, quels que fussent ses penchants politiques, elle ne pouvait que se féliciter de voir grossir d’admirables cohortes de jeunes gens animés d’un magnifique esprit d’apostolat.
Et ses dignitaires ne lui marchandaient pas les louanges hyperboliques auxquelles il aiment s’abandonner : « … Vous nous jugerez, monsieur », lui affirmait un directeur de séminaire. Mgr Latty, évêque de Châlons n’était pas moins chaleureux : « Je voudrais redevenir jeune et vous demander une place dans vos rangs. » Mgr Delamare, évêque de Périgueux, se laissait com- plaisamment appeler « le camarade évêque ». A Bordeaux, Sangnier parlait à des Visitandines à travers la grille de leur cloître. A Rome, il prononçait un sermon sur la Sainte Vierge dans la basilique des Saints-Apôtres, devant un auditoire de prêtres qui comprenait dix-neuf évêques et trois cardinaux.
L’estampille d’orthodoxe accordée au Sillon est sujette à révision. Les autorités religieuses dont les tendances sont dans l’ensemble conservatrices, s’inquiètent d’autant plus de le voir affirmer une politique démocratique et républicaine que son influencé est très profonde. Le cardinal Merry del Val lui fait donner un consulteur ; mais le consulteur n’est pas consulté. En août 1906 naît le premier incident grave. Mgr Dubillard, évêque de Quimper, interdit à ses prêtres et à ses séminaristes d’assister à une réunion publique et contradictoire donnée par Marc Sangnier et par Biétry. Marc Sangnier relève en termes vifs l’interdiction épiscopale : « Si j’étais prêtre je me serais abstenu. Quand on est prêtre, on a des obligations à remplir. Mais cela n’empêche pas le prêtre de penser que son évêque a commis une gaffe, ni de penser aussi qu’il ne comprend rien aux questions politiques et sociales. Le prêtée peut même prier pour son évêque. On va dire aussi que je suis anarchiste : je m’en moque. » Et il écrit à La Croix que le Sillon n’est pas « à proprement parler une œuvre catholique »
Il aurait dû dire « n’est plus », car lorsque les évêques lui donnaient leur approbation, elle l’était. En septembre suivant, Mgr Péchenard interdit aux prêtres du diocèse de Soissons de se rendre à un congrès silloniste : « La participation à cette association engendre rapidement, surtout chez les jeunes gens, un esprit de critique, d’irrespect et d’indiscipline. » Devant les réserves et même l’hostilité grandissantes d’une partie de l’épiscopat, un des principaux lieutenants de Marc Sangnier s’écrie à Limoges : « Si les évêques se sont détournés du Sillon, ce ne peut être que de leur faute, parce qu’ils se laissent imposer les chaînes des capitalistes ou que, libérés du concordat, ils peuvent enfin donner libre cours à leurs sentiments antirépublicains. Si Pie X est en méfiance à l’égard de Marc Sangnier, c’est qu’à la différence de Léon XIII il est, lui, un pape réactionnaire, hostile aux aspirations démocratiques. » Lorsque Le Sillon écrit à propos d’un congrès à Chambéry : « Rien n’a manqué au messie de la démocratie chrétienne pour évoquer parmi nous le souvenir du divin Maître, pas même la proscription d’Hérode », il fait allusion, avec une plume trempée dans l’encre de Veuillot, à l’opposition rencontrée par Marc Sangnier auprès de l’archevêque. Comment la hiérarchie accepterait-elle l’indépendance et les insolences d’un mouvement dont la doctrine, assez confuse, heurte les préjugés de la plupart de ses membres et dont la tactique aboutit h une exploitation politique du catholicisme ? En 1907, le président du Sillon, va à Rome, où il se fait tancer par Pie X, mais il revient triomphant comme s’il n’avait reçu que des louanges. Dès 1908, dix archevêques et vingt-six évêques ont interdit à leurs prêtres de faire partie du Sillon.
Le 25 août 1910, Pie X adresse aux archevêques et évêques français une lettre consacrée au Sillon où, après en avoir évoqué « les beaux temps », il constate que ses chefs, « insuffisamment armés de sciences historiques, de saine philosophie et de forte théologie », se sont laissés emporter par leur « ardeur généreuse… dans une voie aussi funeste que dangereuse ». D’abord, « il convient de relever sévèrement la prétention du Sillon d’échapper à la direction de l’autorité ecclésiastique ». Ensuite, il n’est pas acceptable que les sillonistes « placent l’autorité dans le peuple ou la suppriment à peu près et prennent comme idéal de réaliser le nivellement des classes », qu’ils rêvent de changer les « bases naturelles et traditionnelles » de la société et « de promettre une cité future édifiée sur d’autres principes qu’ils osent déclarer plus féconds, plus bienfaisants que les principes sur lesquels repose la société Chrétienne ». Il les critique enfin d’avoir fondé une Association interconfessionnelle pour travailler avec d’autres que des catholiques à la réforme de la civilisation, oeuvre religieuse au premier chef. Le Sillon qui donnait « autrefois de si belles espérances, ce fleuve limpide et impétueux a été capté dans sa marche par les ennemis modernes de l’Église et ne forme plus dorénavant qu’un misérable affluent du grand mouvement d’apostasie organisé, dans tous les pays, pour l’établissement d’une Église universelle qui n’aura ni dogmes, ni hiérarchie, ni règles pour l’esprit, ni frein pour les passions, et qui, sous prétexte de liberté et de dignité humaine, amènerait dans le monde, si elle pouvait triompher, le règne légal de la ruse et de la force, et l’oppression des faibles, de ceux qui souffrent et qui travaillent ».
En conclusion, Pie X prescrit aux groupes du Sillon de se ranger par diocèses sous la direction des évêques et de prendre le qualificatif de catholique. C’est un arrêt de mort.
Il n’est pas niable que Marc Sangnier s’est offert à la condamnation en mêlant dangereusement le spirituel et le temporel : sur le terrain disciplinaire, il a aiguillé vers la politique et soustrait à l’autorité des évêques, des catholiques, prêtres et fidèles, qu’il avait d’abord groupés dans une organisation confessionnelle d’accord avec la hiérarchie ecclésiastique ; et sur le terrain doctrinal, il a paru soutenir, sinon lui-même explicitement, du moins par le comportement général de son mouvement, que le christianisme implique la démocratie.
Mais la lettre sur le Sillon développe d’autres arguments qui sont diversement commentés. Un document de cette nature n’engage certes pas l’infaillibilité pontificale ; les fidèles, s’ils doivent lire avec un respect filial le texte du Souverain Pontife et se conformer à sa décision, gardent la liberté de ne pas se rendre aux raisons qui la motivent. La dureté des termes de la condamnation, tels qu’ils paraissent frapper des ennemis de l’Église, le reproche fait aux sillonistes de vouloir réformer « la cité chrétienne actuelle », présentée par la lettre comme vraiment « catholique », et d’entreprendre dans la « promiscuité » des « hétérodoxes » cette réforme qualifiée « d’oeuvre religieuse au premier chef », étonnent des catholiques très déférents à l’égard du Saint-Siège. « Ce qui m’attriste, écrit Mgr Mignot, très favorable à l’œuvre condamnée, c’est de constater… le calme de l’exécution. Il me semble que les collaborateurs du Saint-Père auraient dû se souvenir que ceux qu’ils frappent sont les meilleurs parmi les bons… » Et il se préoccupe de constater que « la lettre affiche ouvertement pour l’Église le droit d’avoir une politique catholique, une économie catholique, un système social catholique qui s’imposeraient à quiconque est soumis à l’Église ».
A cette condamnation qui anéantit son oeuvre en la soustrayant à son autorité et en la dispersant, Marc Sangnier répond par une soumission totale qu’annonce un bel article. Chez les disciples comme chez le maître, l’humilité chrétienne et l’obéissance religieuse prévalent sans combat sur l’orgueil silloniste : « Il y a évidemment, écrit Henry du Rome, des accusations qui ne portent pas sur nos idées et nos sentiments. Mais, après tout, notre tort ont d’avoir laissé entendre que nous pensions ainsi, » « Nous sommes coupables, ajoute un autre militant, Amédée Guiard, non dans nos intentions, mais dans les résultats de nos actions », et il copie à genoux la lettre du pape.
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Six ans plus tard, en recevant l’ancien président du Sillon, Benoît XV, qui aura renoué la tradition de Léon XIII se dira convaincu que son interlocuteur n’était personnellement tombé clans aucune des erreurs condamnées pur Pie X, mais que ces erreurs s’infiltraient chez les jeunes séminaristes dont il fallait refréner les dangereuses tendances. Et il encouragera Marc Sangnier à de nouveaux efforts.
L’histoire du Sillon a d’ailleurs été trop belle pour s’arrêter brusquement. Et d’abord, son chef demeure. Il va poursuivre le même apostolat, mais sur un terrain désormais exclusivement politique : « Puisqu’il y a des groupements monarchistes qui ne donnent comme les champions du catholicisme, pourquoi n’y aurait-il pan aussi des groupements expressément républicains et démocrates pour défendre les droits et les libertés de l’église ? »
Il fonde en 1912 la Ligue de la Jeune République. En 1919, il sera élu député. Battu en 1924, il se lancera un peu plus tard dans l’action pacifiste. Ses thèmes ne changeront pas : « l’âme commune », « l’amour plus fort que la haine », le rapprochement des cœurs et des esprits, l’éveil démocratique. « Tout le reste », écrira-t-il dès le lendemain de la première guerre mondiale, « n’est que moyens et instruments. Combien la Providence n’en a-t-elle pas déjà brisé dans nos mains de ces Instruments ? Et qu’il serait donc insensé de s’y attacher définitivement et en aveugles, oubliant que le corps est plus que le vêtement et la vie plus que la nourriture ». Soit ! mais de tous ces instruments, un seul a longtemps réussi : le Sillon. Il y a dans la vie de Marc Sangnier un contraste pathétique entre ce succès prestigieux et les médiocres échecs qui l’ont suivi.
Est-ce la condamnation qui a rompu le charme ? Explication non négligeable, mais insuffisante. Marc Sangnier agit désormais dans un domaine où il est libre. Après la guerre, sa politique sera celle du Saint-Siège ; il bénéficiera de l’appui de Benoît XV, qui souhaitera le voir diriger la politique du catholicisme français, lui-même n’aura pas évolué ; il en est incapable, et ce sera précisément la cause de ses insuccès répétés. L’ancien président du Sillon a le génie de l’éducation populaire, mais sa personnalité débordante, sa logique implacable et candide, son horreur instinctive de toute organisation, son éloigneraient des problèmes concrets, le rendent impropre au travail politique qui s’exerce dans le contingent et le relatif. Rayonnant au milieu d’une poignées d’anciens disciples restés fidèles, il demeurera insaisissable et insupportable, et les catholiques de gauche ne pourront à peu près rien entreprendre, ni avec lui, ni sans lui. Les années passeront, sa moustache blanchira, il prendra figure de vieil original prêchant dans le désert, entouré de quelques jeunes gens pressés autour de leur grand homme incompris. Puis, après la seconde guerre mondiale, devenu un patriarche symbolique et inoffensif, ses héritiers du Mouvement républicain populaire l’assoieront à la place d’honneur et vénéreront en lui une relique des temps héroïques.
Mais rien pour lui n’est à regretter, pas même la condamnation qui foudroya son oeuvre. Elle avait dépassé son zénith, elle commençait à vieillir, elle glissait de la mystique à la politique : elle se fut compromise dans le temporel, divisée en scissions douloureuses. Le message était écrit; les hommes étaient formés. Dans le clergé, dans le journalisme ou l’édition, à l’origine des mouvements spécialisés d’Action catholique, du Parti démocrate populaire, du Mouvement républicain populaire, l’Histoire les retrouvera, eux ou leur influence, partout où un effort sera accompli pour rajeunir le catholicisme français. Quant à Marc Sangnier, il suffira à sa mémoire d’avoir été le créateur et le chef du plus beau mouvement religieux de jeunesse qu’on ait jamais connu en France et d’avoir lancé dans son Sillon une semence qui a produit une abondante moisson.
Adrien Dansette.
SOURCE
Adrien Dansette, Marc Sangnier et le Sillon, in La Vie Intellectuelle, juillet 1950, 4 – 26.