Gaston Lestrat, Les beaux temps du Sillon, Bloud et Gay, 1926, 203p. à p. 91-99
Chapitre II, Les premières batailles
Cependant le ministère Combes préparait la loi de séparation. Il était soutenu à la Chambre et dans le pays non seulement par les radicaux et les radicaux-socialistes, mais encore par les partis d’extrême-gauche, chez qui la haine du curé avait remplacé celle du patron. Et on voyait ces choses risibles : la Petite République, le grand journal socialiste d’alors, flirter avec Le Temps, et les gros bourgeois du comité Mascuraud faire risette aux libertaires. Des journaux à programme nettement anticlérical s’étaient fondés l’Action, dirigée par Henry Bérenger, et la Raison dont le directeur était un prêtre défroqué, l’abbé Charbonnel. Les colonnes de ces journaux étaient farcies de tirades contre « les crimes de l’Eglise », l’Inquisition, la Saint-Barthélémy. On y vouait les curés au mépris public; on y opposait « la science » à la foi, la raison à « l’abêtissement clérical ». On y préconisait, en outre, des mesures énergiques contre les religieux sécularisés, qui osaient encore monter en chaire; et, comme on trouvait, à cet égard, le gouvernement trop faible, on invitait les libres-penseurs à faire respecter eux-mêmes la loi, c’est-à-dire à se rendre dans les églises pour empêcher de parler les prédicateurs « suspects ». Ces appels furent entendus. Il y eût, dans plusieurs églises, des bagarres sanglantes. Dans un certain nombre de paroisses, les curés durent organiser, chaque dimanche, pendant tout le carême, un service d’ordre, auquel nous participâmes. Les bagarres cessèrent à l’intérieur des églises, mais il y eut, dans la rue, à la sortie des offices, des collisions parfois violentes entre catholiques et anticléricaux. Les comptes rendus des journaux étaient pitoyables, emplissant les cœurs de haine. « Bien tôt, me disait Henry du Roure, il sera nécessaire que notre revue publie, comme article de tête, le Sermon sur la montagne, ceci notamment :
Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Et moi je vous dis: aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent ; priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient »…
A la mi-mai, nous décidâmes d’organiser une grande réunion publique pour en appeler au bon sens du peuple de Paris et faire connaître à tous de quel esprit nous étions. Cette réunion, qui devait avoir lieu le 23, fût annoncée par l’affiche que voici:
Camarades,
Une bande de sectaires haineux vient de déclarer la guerre au catholicisme. Ils espèrent terroriser le pays et imposer à un gouvernement timide et affaibli leur dictature jacobine.
Ils se trompent. Ils ont beau multiplier les malentendus, accumuler les calomnies, le bon sens populaire se révolte contre leurs odieux desseins. La France n’est pas mûre pour une aussi pitoyable servitude. De toutes parts les églises apparaissent non plus seulement aux croyants, comme le sanctuaire sacré de la divinité, mais aux incroyants eux-mêmes comme des citadelles de liberté pour la conscience humaine.
Ce ne sont pas quelques troupes d’émeutiers qui parviendront jamais à étouffer l’indestructible vie de l’Eglise. Si les sectaires versent comme autrefois le sang des martyrs, ils féconderont encore les racines de l’arbre impérissable…
Ce n’est ni avec des cris ni avec des coups que l’on tue une doctrine… Ce n’est même pas par des lois. Que nos adversaires ne se figurent pas nous intimider à force de rage exaspérée !… Nous sommes d’une race qui sait mourir.
Camarades,
Nous vous convions tous à notre réunion de samedi soir. Nous comptons sur le calme de tous. Désireux seulement de nous adresser, librement à des penseurs libres, nous demandons à être loyalement écoutés, puisque nous parlerons loyalement. Le débat est assez grave, d’assez hautes questions sont en jeu pour que chacun ait à cœur de ne pas déshonorer les idées qu’il représente en faisant appel à de honteuses excitations.
Il y va de l’honneur de Paris.
Nous ne redoutons pas les luttes qui s’annoncent. Nous avons confiance. Nous savons que c’est la Vérité qui rend l’homme libre. Les angoisses de l’heure présente, sans doute, sont cruelles, mais le christianisme ne peut-il pas transformer et vivifier ce monde douloureux qui cherche sa voie, et donner bientôt plus de conscience, plus de justice, plus de fraternité à nos cités humaines, qu’attire sans cesse le désir bienfaisant de l’idéale et divine Cité… Nous savons mieux que personne quelle est notre faiblesse et quel dur labeur le siècle impose à notre jeunesse, mais nous savons aussi que nous pouvons tout en celui qui nous fortifie.
Nous sommes les éternels entêtés de l’Amour.
Nous sommes plus forts que la haine.
LE SILLON
Salle des mille Colonnes, 20, rue de la Gaieté,
samedi 23 mai 1903, à 8 h. ½.
Plus forts que la Haine
Les profanateurs d’églises — L’indestructible vie. — Vers la lumière. Conférence publique par Marc Sangnier, président du Sillon. Sous la présidence du camarade Clevers, avec les camarades Rolland et Montagu comme assesseurs.
Grande fut l’émotion dans les milieux révolutionnaires. Les chefs de parti lancèrent un appel à tous les militants : il fallait se rendre en masse à la réunion et infliger aux « calotins » un châtiment exemplaire. On avait soin d’ajouter que Le Sillon avait recruté des bandes d’assommeurs et qu’il fallait se mettre à même de se défendre.
Le samedi 23 mai, à 7 heures du soir, dans la salle des Mille Colonnes, rue de la Gaieté, les jeunes gardes dînaient sur le pouce, d’un peu de pain et de jambon. Trois quarts d’heure plus tard, deux cents camarades nous avaient rejoints : ils devaient protéger la tribune, garder la porte et l’escalier. A huit heures et demie, trois mille personnes s’entassaient dans la salle. Des groupes de révolutionnaires formaient des îlots compacts d’où partaient des cris de: A bas la calotte !
Cette réunion fut, sans nul doute, la plus émouvante de ma carrière de militant. Il y avait, au milieu de la salle, une quarantaine de bouchers de la Villette, qui faisaient partie, si j’ai bonne mémoire, du groupe royaliste du comte de Sabran Pontevès. Armés de gourdins, ils disaient leur intention d’assommer l’ex-abbé Charbonnel et ses « acolytes », si ceux-ci, ainsi que l’avaient annoncé leurs journaux, se présentaient comme contradicteurs. Je les avais fait entourer par des commissaires, qui s’efforçaient, non sans peine, de les calmer et de les contenir.
Marc Sangnier venait de commencer son discours, dans le bruit, lorsque je vis l’ex abbé Charbonnel faire son entrée dans la salle, accompagné de son confrère Henry Bérenger. Une voix cria: « Charbonnel ! » Aussitôt une bousculade se produisit et, du côté des bouchers, se dessina un remous. Ceux-ci clamaient « A mort, Charbonnel ! A quoi les révolutionnaires répondirent: « Vive Charbonnel ! A bas la calotte ! » — ce qui déchaîna un tumulte indescriptible. J’allai au-devant des deux arrivants et je leur dis: « On va vous conduire à la tribune ». Puis, me tournant vers trois jeunes gardes que j’avais près de moi : « Vous allez conduire ces messieurs à la tribune. Il ne faut pas qu’on les touche. Faites-vous tuer plutôt ! » Je vois encore mes trois jeunes gardes, forts comme des turcs, Bach, Filsinger et Nazet, se frayant un passage dans la foule et conduisant, sous les huées et les coups, les deux journalistes raides et blêmes…
Quand ceux-ci se furent assis, Marc Sangnier s’avança, tout près du bord de l’estrade, montra l’ex abbé Charbonnel et dit, d’une voix qui dominait tout:
Camarades quelque chose de grand et de terrible se passe ici. Cet homme n’est pas un adversaire comme les autres. Il est et demeure marqué au front d’un signe sacré, qui domine et déborde, malgré tout, ses trahisons mêmes. Ce Dieu qu’il renie, ce Christ qu’il combat, il l’a appelé jadis sur l’autel, tandis que ses mains consacrées tenaient l’hostie… Comment la violence ne tomberait-elle pas, camarades, en présence d’une si épouvantable détresse morale… Nous devons le plaindre d’une douloureuse pitié. Le Christ n’a-t-il pas sur la croix prié pour ses bourreaux! Ceux-là mêmes qui ne partagent pas notre croyance ne sentent-ils donc pas toute la mystérieuse épouvante du spectacle qui nous est offert ? Ne sont-ils pas étreints, eux aussi, comme d’un religieux effroi ?…
La salle s’était tue. On n’entendait plus que le roulement lointain des tambours de la garde républicaine qui faisait des sommations à la foule massée dans les rues avoisinantes, et le refrain scandé de la Carmagnole que ne cessaient de hurler, au sein de cette foule, des centaines de manifestants.
A l’auditoire reconquis, Marc Sangnier dit quelle action mauvaise commettaient contre la démocratie elle-même les persécuteurs du catholicisme, qui, seul, la peut féconder:
Ceux qui se sont dits les défenseurs de la République n’en ont été que les geôliers. Ils ont donné le signal de je ne sais quelle marche en arrière, ils ont essayé de faire oublier les problèmes économiques et sociaux pour affermir leur majorité par un infécond antichristianisrne.
Il dit ensuite ce que nous étions et de quelle façon nous entendions travailler à l’instauration d’un ordre meilleur. Puis il termina en proclamant sa foi en l’avenir:
Nous triompherons parce que l’amour sera plus fort que la haine. Sans doute, nous saurons nous défendre et empêcher qu’on assomme dans les églises, mais nous nous rappellerons sans cesse que l’Eglise, avant même de convertir les peuples, les a courbés sous le poids de ses bienfaits.
La salle presque entière applaudit, enthousiaste. La parole fut, alors, donnée, d’abord à l’ex abbé Charbonnel, puis au citoyen Henry Bérenger, qui s’employèrent à justifier leur conduite. Bien que le premier ait commencé ainsi sa contradiction: «Eh bien ! oui, je suis le défroqué, l’ancien prêtre; je suis devenu, le chef des apaches »…., et bien que montassent toujours jusqu’à nos oreilles les cris, les sifflets et les chants de ceux qui, sur leurs ordres, au débouché de la rue, nous attendaient pour nous «châtier », ils furent écoutés en silence, sur les instances de Marc Sangnier. Ils protestèrent, du reste, de leurs intentions pacifiques. « Nos gestes, déclara l’ex abbé Charbonnel, n’étaient pas des gestes de violence, mais des gestes de protestation ». Et ils exposèrent, sur un ton dont la courtoisie contrastait étrangement avec celui des articles qu’ils publiaient, chaque jour, dans leurs journaux, les raisons qui les poussaient à agir contre l’Eglise.
Marc Sangnier leur répondit. Je l’entends encore. Dans cet immense auditoire qu’avaient gagnés sa crânerie, sa sincérité, son talent et toute la puissance qu’a la vérité sur les esprits s’ouvrant à elle, toutes ses paroles portaient. Elles dissipaient les préventions, faisaient s’évanouir les préjugés, brisaient les idoles du jour, démasquaient les buts inavoués, opposaient la raison droite et saine aux raisons qu’avaient faites si misérables les sophismes de la passion; par surcroît, elles faisaient apparaître tout le ridicule des gestes que se vantaient d’avoir accomplis dans des églises M. Charbonnel et le citoyen Henry Bérenger: « Qu’ont-ils fait, remarqua notre ami, sinon l’office de commissaire de police? »
Maintenant la salle semblait n’avoir plus qu’une seule âme. Les irréductibles, ceux dont la haine contractait encore les traits, se taisaient. On eût dit qu’ils avaient honte de protester, et quand il leur arrivait de se sentir humiliés par telle parole de Marc Sangnier, c’était en chœur, comme s’ils eussent eu besoin de se soutenir les uns les autres, qu’ils murmuraient ou poussaient des cris.
L’ordre du jour fut voté d’enthousiasme. Il affirmait notre volonté de faire respecter la liberté du culte et proclamait notre conviction qu’une démocratie véritable ne peut se passer du catholicisme.
A la sortie, une immense clameur s’éleva des rues avoisinantes, où une foule hostile, menaçante, exaspérée par une longue attente, hurlait : « A bas la calotte ! » derrière un cordon d’agents et de gardes municipaux qui s’efforçaient de la contenir. Nous parvînmes tant bien que mal à nous rassembler autour de Marc Sangnier, et nous descendîmes en colonne la rue de la Gaieté. Boulevard Edgard Quinet, des bandes armées tentèrent de nous barrer le passage. Nous fîmes une trouée. Plusieurs des nôtres furent assommés sur place. Le jeune garde Nazet, un de ceux qui, au cours de la réunion, avaient protégé contre les coups les deux contradicteurs, tomba frappé d’un coup de couteau. Assaillis tout le long du chemin, nous dûmes charger à plusieurs reprises. Au coin de la rue du Cherche-Midi et de la rue du Pin, il y eût de violents corps à corps, et des camarades tombèrent. Quand nous fûmes arrivés boulevard Raspail, les apaches arrachèrent les grilles de fonte entourant les arbres, les brisèrent sur le sol servant des morceaux comme projectiles, nous attaquèrent de nouveau. La bataille redevint générale. Elle dura jusqu’à une heure du matin à l’arrivée de plusieurs brigades d’agents. Le sang avait coulé. Une aube nouvelle allait se lever pour Le Sillon.
Gaston Lestrat, Les beaux temps du Sillon, Bloud et Gay, 1926, 203p. à p. 91-99
Chapitre II, Les premières batailles