Les beaux temps du Sillon

Il y a plus de deux ans déjà (1) – nous étions alors des enfants – nous avons senti qu’une tâche impérieuse s’imposait à notre génération. 

Sans expérience, ignorants de tout ce qui se passait sur la scène extérieure du monde, enfermés dans la studieuse retraite d’un collège, nous savions pourtant, d’une certitude passionnée, que si le découragement, la lassitude et le dégoût s’étaient emparés de nos pères au point que la force même d’espérer défaillait en leur coeur, nous, nous étions attachés à une oeuvre de salut, impuissants à limiter jamais nos ambitions à une égoïste médiocrité sans enthousiasme et sans joie, nécessairement entraînés vers un avenir que nous ignorions encore, mais dont l’attirance nous semblait irrésistible. 

Nous savions qu’une force toute-puissante habitait en nous : ce Christ dont nous parlaient nos maîtres et que, surtout, nous parlait lui-même au plus intime de l’âme, n’était-il pas celui dont les foules trompées, gonflées par de vains et généreux désirs, meurtries par de cruelles réalités, avaient inconsciemment faim et soif ? 

Et comment pouvait-on se dire chrétien et renoncer à la sainte hardiesse des plus audacieuses espérances ? 

Admirables années de notre toute première jeunesse, chaudes et ardentes réunions de notre « Crypte » (2) de Stanislas, je ne puis pas, en songeant à vous, ne pas m’arrêter, troublé de la plus douce, de la plus forte émotion ! 

– C’est de l’emballement de jeunesse… La vie vous calmera : il faudra bien, hélas ! Que tout cela passe, nous répétaient jusqu’à satiété maîtres, parents, amis expérimentés, gens bien pensants et hommes d’oeuvres. 

Eh bien ! cela n’a pas passé ; cela est plus violent, plus accaparant, plus rayonnant que jamais et l’expérience n’a fait que soutenir, que discipliner, que magnifier nos rêves. 

Donc, c’était vrai que nous avions une oeuvre à accomplir, que, de toutes parts, devaient accourir, pour le même labeur, de bons ouvriers dans le coeur desquels un même appel avait retenti. Ils ne se trompaient pas, les quelques conseillers clairvoyants, que, malgré les défiances boudeuses ou les aimables et sceptiques indulgences dont nous étions entourés, avaient l’audace d’affirmer que nous devions suivre notre voie, où que Dieu l’eût tracée, fût-ce loin des vieilles routes défoncées. 

Puissent nos nouveaux amis ne jamais l’oublier : ce Sillon, dont peut-être les bruyantes manifestations de vie les attirent et qu’ils seraient tentés de juger une grande organisation nationale trop vaste pour se soucier des intimes et humbles besoins du coeur, il est né dans un obscur berceau que l’ardeur juvénile, la naïve passion de dévouement et l’amitié fraternelle de quelques collégiens lui avaient préparé ! 

Trois ans environ d’élans de coeur, de rêves, de désirs fougueux que nulle action extérieure n’alimentait et qui se nourrissaient seulement de ce que Dieu mettait dans l’âme, c’est l’histoire de la « Crypte ». Ni les examens que l’on passe et qui alourdissent les journées, obscurcissent l’esprit, ni les séparations gui dispersent et risquent d’émietter les bonnes volontés, n’y peuvent rien : ce rêve est plus fort que tout cette vie est indestructible. A la caserne, dans les immorales chambrées, lourdes d’obscénités pesantes, il faut bien que l’on entende parler du Christ et de son amour surhumain ; et ce sont bientôt les méthodes mêmes d’éducation démocratique que nous y essayons, un véritable Institut populaire que nous y ébauchons ; à Polytechnique, on fait des prières en commun, on lit, on commente l’Evangile, ou l’on s’assemble pour de bruyantes réunions contradictoires, durant les récréations, dans les casernements de l’Ecole (2). 

Plus les circonstances brutales nous entraînent dans des milieux hostiles, plus énergique, plus victorieuse parait notre propagande. De toutes ces contradictions, de tous ces obstacles, la Cause sort triomphante. 

La vie est constructive. L’âme commune du Sillon devait, peu à peu, se faire son corps (3). 

La cité nouvelle que nous voulions bâtir exigeait des ouvriers non encore usés par les déceptions, lassés par les défaites. De merveilleuses énergies, des réserves insoupçonnées de foi et d’apostolat se cachaient dans ces milieux populaires qu’abritaient nos patronages catholiques et nos oeuvres de jeunesse. Nos amis comprirent vite que cet immense travail de préservation et de formation chrétiennes devait aboutir à un irrésistible élan de conquête. Ouvrir des portes dans les oeuvres closes, par où s’en iraient joyeusement à la bataille de jeunes hommes généreux et ardents qui ne pouvaient que se perdre clans la tiédeur et l’ennui des trop longues attentes et qui, à défaut de passions nobles pour leur remplir le coeur étaient tout prêts à se laisser séduire par d’autres voix et à suivre de mauvais bergers : telle nous apparut d’abord l’oeuvre nécessaire, urgente. 

Durant de longs mois, nous travaillâmes à fonder, dans les patronages, des cercles d’études et ceux-ci ne furent pas une création officielle des directeurs (4), mais jaillirent spontanément de l’initiative même de jeunes ouvriers qui devinrent bientôt les apôtres les plus infatigables du Sillon : de plus en plus, nous recrutions nos amis dans les milieux populaires (5). L’organisation des Salles de travail (6) des Promenades artistiques et scientifiques (7) des Congrès de Cercles d’études (8) 

Lorsque la vie abonde, il faut bien qu’elle déborde. Impossible de prolonger sans cesse les veillées d’armes, lorsque partout la guerre est déchainée et exige des combattants. Aussi bien, ce que nos amis réclamaient, c’était la pénétration dans les masses indifférentes, le combat dans les foules hostiles, le généreux corps-à-corps des idées. L’Institut populaire (9) devait être le premier champ de bataille où nos camarades allaient pouvoir enfin se mesurer avec les adversaires, tandis que les réunions publiques et contradictoires (10), les retentissants meetings devaient nous permettre de prendre nettement position chaque fois qu’une agitation populaire semblait réclamer de nous cet acte de loyauté et de courageuse franchise. 

On sait comment nos amis conquirent la liberté de la réunion publique et que ce fut en répandant leur sang qu’ils acquirent ce droit, si nécessaire pour eux, d’affirmer devant tous leurs doctrines et de faire connaître de quel esprit ils sont. Les moeurs publiques étaient si pitoyables et les catholiques si résignés à leur impuissance, que les rues et les salles de réunions semblaient l’exclusive propriété des pires sectaires et des plus pitoyables voyous. Grâce à l’effort discipliné et méthodique de nos camarades, grâce à la Jeune Garde (11), cette chevalerie des temps modernes, qui venait mettre sa force et son intrépide loyauté au service du plus évident des droits, les scènes de sauvagerie d’autrefois ne sont plus maintenant qu’un lointain souvenir (12) ; nous sommes parvenus, en peu de mois, à imposer à tous, à travers toute la France, une dignité dans les controverses publiques à laquelle adversaires comme amis sont bien forcés de rendre hommage. 

Quand je songe qu’aujourd’hui le Sillon multiplie partout ses réunions: contradictoires qui se tiennent dans l’ordre le plus parfait (13), je ne puis m’empêcher de penser que nos jeunes, amis doivent avoir déjà quelque peine à comprendre ce que furent les premières batailles. 

Tous nous avaient défié de réussir : les hommes d’ordre nous traitaient de fous, les journaux anticléricaux multipliaient leurs appels conjurant le Paris révolutionnaire de ne pas supporter un tel affront ; et nous étions si jeunes, si faibles, si condamnés à l’avance par toute sagesse humaine ! Mais n’y a-t-il pas longtemps que l’Apôtre a dit de la sagesse du monde qu’elle serait vaincue par la folie de la €Croix ! 

Il fallut bien que l’attention publique s’éveillât. Ce que nul n’avait osé, quelques enfants l’essayaient et ils réussissaient. Le Sillon devait quitter l’obscurité des catacombes, connaitre l’éclat du grand jour. Ceux qui sont à l’affût de toute nouveauté naissante jetaient un regard curieux sur cette source si vivante que, tout d’un coup, jaillissait à leurs yeux ; ils s’ingéniaient à découvrir quel pouvait bien être le sens d’un mouvement qui paraissait si spontané, quels intérêts cachés lui avaient donné naissance et, comme ils ne découvraient rien que de la loyauté candide, ils ne comprenaient pas et leur désappointement les aigrissait. 

Cependant, dans tous les coins de France, le Sillon allumait des ardeurs et suscitait des enthousiasmes. Des collèges, des patronages, des groupes, des séminaires que nous avions visités autrefois au hasard de nos voyages, sortaient, de toutes parts, des soldats tout armés, prêts à la lutte et qui réclamaient un mot d’ordre. 

Marc Sangnier

NOTES 

(1) Depuis longtemps déjà nous avions résolu, sans trop savoir encore comment, de donner notre vie à la Cause du Christ et du Peuple. Dès l’année 1885 – année de notre première communion – nous fondions à Stanislas notre premier journal Dieu et Patrie, dont il ne parut du reste, je crois, qu’un numéro… 

En janvier 1894, Paul Renaudin, un des anciens rédacteurs de Dieu et Patrie, qui venait de quitter Stanislas et préparait sa licence ès-lettres à l’Institut Catholique, créait la revue Le Sillon. Le but de cette revue était ainsi indiqué dans le premier numéro : « Nous préparer modestement mais sûrement au rôle que nous serons tenus de jouer plus tard, où que la vie nous appelle ; et puis nous efforcer de créer entre nos intelligences quelques liens solides : non pas une communion irréalisable, non pas une fraternité chimérique, mais quelque chose comme cette sympathie naturelle qui unit tous les honnêtes gens cette unanimité qu’ils retrouvent toujours, tant divisés et indépendants d’opinions qu’ils soient, dans une commune droiture de pensées et de sentiments. » (Aux jeunes gens, Le Sillon du 10 janvier 1894). 

La revue Le Sillon devait bien vite ne plus s’en tenir à ces vagues déclarations et faire éclater l’esprit catholique de ses rédacteurs. 

Quelques mois après, au commencement de cette même année 1894, tandis que nous étions en mathématiques spéciales au collège Stanislas et président de l’Académie d’émulation du Collège, nous avons obtenu de l’abbé Leber, censeur de Stanislas, l’autorisation d’organiser tous les vendredis, pendant la grande récréation de midi à une heure, de libres réunions dans une salle souterraine des nouveaux bâtiments qui s’appelait la « Crypte. ». 

Ces conférences de la « Crypte », provenant ainsi spontanément de l’initiative des élèves, révolutionnèrent le collège. Un jour même, nous fîmes venir un jeune ouvrier démocrate chrétien de Lille, Quillot, actuellement rédacteur du Peuple de Lille ; il fut porté en triomphe par les élèves. Plusieurs familles s’indignèrent : « Nous n’avons pas mis nos fils à Stanislas pour que des ouvriers viennent leur faire la leçon. » Grâce à l’intelligence et à l’admirable dévouement de l’abbé Leber, l’administration du Collège refusa énergiquement de fermer la « Crypte ». 

De violentes discussions s’élevaient parmi les élèves dans les différentes divisions. Plusieurs nous reprochaient l’ardeur de notre prosélytisme moral et religieux ; d’autres nous traitaient de socialistes et « d’ignobles républicains »; n’avais-je pas, au banquet de la Saint-Charlemagne, fait un toast à la République française ? 

Cependant l’exemple de la « Crypte », devait être suivi bientôt dans beaucoup de maisons d’éducation chrétienne ; les conférences de collèges se sont aujourd’hui multipliées partout. Notons d’autre part que le Ministre de l’Instruction publique, informé de l’initiative de la « Crypte » l’aurait, paraît-il, ouvertement approuvée. 

C’est dans la « Crypte » que le mouvement actuel du « Sillon » a pris naissance et c’est là qu’il faut chercher sa véritable origine ainsi que les premières manifestations du tempérament qui l’a toujours caractérisé. 

(2) Les réunions de la « Crypte » continuaient tous les vendredis pour les élèves comme par le passé. D’autre part, cette même « Crypte » de Stanislas servait de réunion pour les anciens élèves et leurs amis. 

La « Crypte » s’étendait donc et son influence croissait de jour en jour. C’est ainsi qu’à une de ces réunions, nous n’avons pas compté, parmi les étudiants présents, moins de cinquante élèves de l’Ecole Polytechnique. 

Durant ce même temps, après avoir passé une année comme simple soldats au premier régiment du génie à Versailles, nous étions reçu à l ‘Ecole Polytechnique ; nous y entrions en novembre 1895 et, dès le début de 1897, nous organisions à l’Ecole, qui avait alors comme gouverneur le général André, deux sortes de réunions qui se tenaient, durant les récréations, dans les casernements de l’Ecole : dans les unes, nous étions entre catholiques, nous lisions les Evangiles, les Epitres, et nous les commentions à haute voix ; nous convions tous nos camarades à assister aux autres qui étaient ainsi de véritables réunions publiques et contradictoires. 

Vers la fin de 1897, au début de la nouvelle année scolaire, le développement même des conférences de la « Crypte » les amena à quitter Stanislas, leur berceau, et seules les réunions d’élèves continuèrent à se tenir dans ce premier local. 

La « Crypte » tenait une fois par mois des réunions dans des salles variées appartenant généralement à des oeuvres diverses : ce qui permit à nos amis d’entretenir de cordiales relations avec les groupements catholiques. 

(C’est ainsi qu’Henri Bazire faisait, au Cercle du Luxembourg, le 4 décembre 1897, une conférence sur « le respect du souffrage universel » et nous-mêmes, dans une salle de l’ACJF, sur « le devoir social à l’armée », le 20 décembre 1897 ; que M. Keufer, ouvrier typographe, membre du Conseil supérieur du travail, parlait du « travail des femmes dans l’imprimerie », le 1 février 1898, et, le 3 mars 1898, MM. Verdin, Zirnheld, et Guillebert, membre du Syndicat des Petits-Carreaux de « l’employé de commerce à Paris », à l’Hôtel de la Société d’encouragement à l’industrie nationale ; que les 14 et 21 mars et 30 avril 1898, le R.P. Janvier, des Frères Prêcheurs, s’entretenait avec nous du « rôle de la théologie dans les questions qui passionnent les plus ». 

Les formes de l’action de la « Crypte » se multipliaient et se diversifiaient. Tantôt c’était de fraternels banquets tel que celui du 5 juin 1898 à Bellevue ; tantôt un essai de pénétration dans un faubourg populeux par une conférence (privée encore, évidemment) comme celle que nous fîmes le dimanche 16 octobre 1898, à la Glacière ; tantôt des tournées de conférences en province telles que ce premier voyage dans le Pas-de-Calais, où Doal nous avait invité à présider l’inauguration du drapeau de la jeunesse de Blancourt, le 30 octobre 1898. 

Durant cette année 1898 et tandis qu’Etienne Isabelle était président de la « Crypte » (il avait succédé à Joseph Dusart qui nous remplaça à la présidence de la « Crypte » en 1897 durant notre seconde année d’études à l’Ecole Polytechnique), nous servions comme sous-lieutenant au 1er génie à Toul. C’est là que nous pûmes expérimenter pour la première fois, une sorte d’Institut populaire militaire. Le commandant Jaeger, un protestant, nous ayant chargé de l’éducation morale de tout le bataillon, nous avions organisé des cours gradués faits par des instructeurs volontaires e€t, tous les samedis, après la revue nous faisions une conférence sur le sujet général suivant : « l’Àrmée et la Démocratie » ; quelques-unes étaient même suivies d’une discussion. 

Le 10 janvier 1899, le Bulletin de la Crypte, organe mensuel de la « Crypte », qui avait paru depuis le mois de décembre 1897, la Revue, organe d’un groupe de jeunes démocrates catholiques, qui s’était de plus en plus rapproché de la « Crypte », et Le Sillon, fondé par Paul Renaudin, s’unissaient matériellement pour ne plus faire qu’une seule publication : Le Sillon, dont Etienne Isabelle prenait la direction ; nous étions président du Comité d’initiative qui se composait ainsi : 

Abbé Georges Basseville, Marcel et Àndré Basseville, Henri Bazire, Georges Besniers, Charles-Brun, Ernest Champeaux, Charles Champigneulle, André Combe, Georges Delavenne, Léon Delemer, Arthur Doal (Lille), Joseph Dusart, Edouard Fournier, Louis Gillet, Raoul Godefroy, Joseph Grisart, Octave Homberg, Etienne Isabelle, André Laporte, Marcel Lecoq, Alexandre Lefas, Augustin Léger, abbé Leleu (Dunkerque), Jean Lerolle, Gaston Lestrat, Jean Lionnet, Jean Nicolardot, abbé Marcel Pératé, Jean de Piessac, René Pinon, Barthélemy Raynaud, Charles Raynaud, Paul Renaudin, Jules Rimet, Carl Roederer, Louis Rolland, Didier Rousse, Marc Sangnier, Yves Le Trocquer, Robert Van der Elst, Henri Venard. 

Un supplément du Sillon, l’Echo des Cercles d’Etudes, sous la direction de Louis Meyer, parut du 10 mai 1900 au 25 decembre 1901. A partir du 10 janvier 1902, le mouvcment des Cercles d’études ayant pris une importance considérable, l’Echo des Cercles d’études se fondit avec Le Sillon dont nous prîmes nous-mêmes la direction avec Henry du Roure comme secrétaire de la rédaction. 

A partir de ce moment, la revue Le Sillon devint, plus encore que par le passé, le véritable organe du « Sillon ». C’est aussi de ce jour que date sa grande diffusion, le nombre de ses abonnés ayant décuplé en trois ans. 

Nous avons tenu à préciser toutes ces obscures origines du « Sillon », non seulement à cause du charme réconfortant qu’ont pour nous tous ces vieux souvenirs, mais parce qu’il nous a semblé nécessaire de prouver ainsi par des faits que l’organisation du « Sillon » est bien sortie de la vie même. 

(3) Nous ne pouvons évidemment songer à mentionner ici en détail toutes les initiatives sorties de la vie du « Sillon ». Nous nous contentons seulement de signaler celles qui devaient, en se développant, aboutir à la constitution actuelle du « Sillon ». 

1° Une réunion de polytechniciens qui, en souvenir des origines mêmes du « Sillon », nous étaient particulièrement chère et qui eut lieu, durant deux ans environ, dans les locaux de la rue de Bagneux tant que nous ne fûmes pas trop absorbés par le mouvement d’éducation populaire pour ne plus pouvoir nous occuper de ce groupement intime et sans aucun caractère officiel. 

2° Un important Congrès des oeuvres provinciales à Paris, qui eut lieu le mercredi 7 février 1900 au « Sillon », 3, rue de Bagneux réunit plusieurs sociétés telles que l’Union Aveyronnaise, la Jeunesse d’Auvergne, la Bretagne, la Paroisse Bretonne, l’Union Ornaise, les Oeuvres Limousines, l’Union Pyrénéenne, la Guyenne, quelques sociétés purement philanthropiques, etc. 

Il est intéressant de constater que, durant ces premières années, la vie du « Sillon » poussait partout de jeunes rameaux sans que la forme qu’elle devait choisir pour se manifester fût encore très nettement définie. Du reste, les progrès mêmes de notre mouvement n’ont jamais pu, Dieu merci, lui faire perdre ce caractère de féconde spontanéité. 

(4) Notons toutefois que les principaux hommes d’oeuvres de Paris rendirent bientôt hommage aux initiatives du « Sillon ». C’est ainsi que le vendredi 13 décembre 1901 le « Sillon » organisait une « Réunion des Oeuvres d’éducation populaire », sous la présidence d’honneur de MM. 

Dutey-Harispe, président du Conseil des Patronages de la Société de Saint-Vincent de Paul ; le frère Exupérien, assistant du Supérieur général des Frères des Ecoles chrétiennes ; Keller, président de la Société générale d’Education et d’Enseignement ; de Marolles, directeur de La Corporation, président des Publicistes chrétiens ; le Dr Michaux, président de la Commission des Patronages catholiques ; de Nicolay, président de l’Oeuvre des Congrès catholiques ; l’abbé Odelin, vicaire général, directeur des Oeuvres de Patronages ; Antonin Pagès, président général des Conférenccs de Saint-Vincent de Paul ; Mgr Péchenard, recteur de l’Institut catholique de Paris, et sous la présidence effective de M. l’abbé Odelin. 

Les voeux suivants furent adoptés à l’unanimité : 

« L’assemblée émet le voeu : 

« Que Messieurs les directeurs des patronages et autres oeuvres de jeunesse favorisent autant qu’il leur sera possible le développement des « Cercles d’études sociales » ; 

« Qu’ils recourent, pour arriver à ce résultat, aux secours multiples que leur proposent le « Sillon », et encourage de tout leur pouvoir les efforts que fait le « Sillon » pour développer et organiser le mouvement d’éducation populaire. 

« On doit considérer comme indispensable d’encourager la fondation et le développement d’ « Instituts populaires », dans lesquels la conférence puisse faire à la fois nécessairement une oeuvre d’éducation et une oeuvre d’apostolat. Il est, par suite, essentiel que tous les catholiques, et spécialement ceux qui s’occupent d’oeuvres, considèrent comme un devoir de faire une propagande active en faveur de ces Instituts. 

« De même, à raison de l’influence qu’elle peut avoir, il est indispensable d’assurer à la conférence publique la dignité, le calme qui lui manquent souvent. L’institution d’une « Jeune Garde », dont les membres se dévouent à cette mission, est donc, au premier chef, à approuver et à encourager. 

« La réunion propose à MM. les directeurs d’oeuvres, comme pouvant servir efficacement à la formation intellectuelle et morale de l’élite de leurs jeunes gens, la revue Le Sillon, et les invitent à faire une propagande très active en faveur de cette revue d’action sociale catholique, organe du mouvement d’éducation populaire. 

« La réunion émet le voeu : 

« Que les Cercles d’études de Paris et de la province et entre eux des relations ; signale comme pouvant atteindre ce but les « Congrès trimestriels du Sillon » et approuve l’initiative des « Congrès nationaux ». 

« La réunion émet le voeu : 

« Que MM. les directeurs d’oeuvres engagent les jeunes à prendre part au Concours et à profiter des Promenades du Sillon. »

(5) Le 1er juillet 1899, nous faisons paraître dans la Quinzaine, un article sur « les Petits Cercles des Patronages ». Cet article n’était que le point de départ de toute une campagne que nous avions résolu d’entreprendre dans les milieux d’ouvriers et d’employés parisiens. Ils n’existaient, à l’époque, à peu près, aucun Cercle d’études dans les patronages. Les deux premiers Cercles d’études parisiens furent, je crois, celui que M. Cousin, l’auteur du Catéchisme d’économie sociale et politique du Sillon, fit au patronage de Nazareth, et le Cercle d’études que l’abbé Roblot organisa au patronage « Entre ciel et terre », dont il était aumônier et dont M. Fraënzel était directeur. 

Le 27 juin 1899, dans une réunion tenue à l’Hôtel de la Société d’encouragement à l’Industrie nationale, nous proposions aux hommes d’oeuvres et aux directeurs de patronages d’organisation de Cercles d’études dans les patronages catholiques et, le 2 juillet, nous offrions un punch, dans la même salle, à la jeunesse ouvrière de premiers Cercles d’études sociales. 

Signalons aussi la réunion du 15 octobre 1899, qui eut lieu dans la salle de la Société d’encouragement à l’Industrie nationale et dont le but était de préparer la première grande conférence de propagande du « Sillon » : celles que nous donnions le dimanche 19 novembre dans la salle de la Société de Géographie. Cette réunion du 15 octobre fut, par l’enthousiasme qu’elle provoqua, une des plus décisives au début du mouvement. Un grand nombre de jeunes ouvriers et employés y prirent la parole. 

(6) Les « Salles du Travail » furent ouvertes vers la fin de 1899 au 77, rue de Vaugirard. Elles furent bientôt transportées dans les nouveaux locaux du « Sillon », 3, rue de Bagneux. Une statistique faite une année environ après l’ouverture des « Salles de Travail » peut nous renseigner sur la nature des questions qui intéressent les Cercles d’études. Voici quelques coefficients. 

Questions économiques ou sociales : 81. Questions religieuses : 41. Questions de géographie ou d’histoire : 18. Les questions les plus demandées sont : le socialisme, 8 ; le salaire, 8 ; les syndicats, 8 ; la Révolution, 5 ; l’Inquisition, 4 ; etc… 

(7) La première « Promenade artistique » eut lieu le dimanche 19 novembre 1899, à 1 heure. Elle consistait en une visite des Antiquités égyptiennes au Musée du Louvre. Paul Courcoux la conduisait, accompagné de Paul Renaudin, directeur des « Promenades artistiques du Sillon ». A peine une quinzaine de camarades s’y rencontrèrent… Quels progrès accomplis depuis ! Les promeneurs se comptent maintenant par centaines. Le dimanche 22 janvier 1901, les huissiers de la Chambre des députés que visitaient nos amis comptèrent plus de 900 promeneurs. 

(8) Le 1er Congrès Trimestriel des Cercles d’études de Paris eut lieu le vendredi 6 juillet, à 8 heures du soir. 

Vingt-cinq cercles y étaient représentés, chacun par deux délégués. Le dimanche 8 juillet, à 8 h. 30 du soir, le punch de ce 1er Congrès était présidé par Mgr Lorenzelli, nonce apostolique. Signalons parmi les Congrès trimestriels intéressants celui du 16 janvier 1903 ou trente-cinq cercles étaient représentés et dont le punch de clôture fut présidé par M. Jacques Piou, président de l’Action libérale populaire. 

Le 1er Congrès national se tint à Paris, le 23 février 1902 ; le 2e Congrès eut lieu à Tours, le 15 février 1903 ; le 3e Congrès, à Lyon, le 27 février 1904, et le 4e Congrès, à Paris, le 26 février 1905. 

Ce 4e Congrès national fut le plus important de tous tant par le nombre des ,congressistes (1.500 environ dont près de 1.300 venus de province), par celui des cercles représentés (un millier environ), par la foule accourue à la réunion publique du Manège Saint-Paul (5.000 personnes), par l’affluence accourue à l’église Saint-Sulpice pour entendre la parole du cardinal-archevêque de Paris, que par les décisions importantes qui furent prises et d’où il ressort que le « Sillon » apparaît vraiment de plus en plus comme une grande force organisée. 

Le 4e Congrès vota la transformation des Congrès suivants, ou, plus exactement, constata que le développement et l’organisation du « Sillon » à travers toute la France devait nécessairement tendre à modifier le caractère de ces réunions, qui représentaient bien autrefois, sous leur ancienne forme, tout l’effort du « Sillon », alors que celui-ci était uniquement un mouvement d’idées, mais qui ne convenait plus exactement à ses besoins nouveaux. (C’est ainsi que l’ancienne organisation n’avait pas permis de faire représenter officiellement les coopératives du « Sillon », alors que la question mise à l’étude était justement celle de la coopération.) 

Le voeu suivant fut adopté par 64 délégués contre 13 abstentions : 

« Le 4e Congrès national des Cercles d’études de France, reconnaissant que le « Sillon », dont l’initiative a promu en France les « Congrès nationaux des Cercles d’études », s’est développé récemment par la création de Jeunes Gardes, d’offices sociaux, d’oeuvres économiques, etc., par la fondation des « Sillons de province », si bien que les anciens Congrès ne correspondent plus à ses besoins actuels, considère que l’évolution naturelle des Congrès nationaux, tels que le « Sillon » les a primitivement conçus, aboutit logiquement à l’organisation de Congrès nationaux du Sillon. 

« Il décide donc que, l’année prochaine, le Congrès national des Cercles d’études s€era remplacé par un Congrès du Sillon. » 

(9) Afin de gagner à l’idée des Instituts populaires les milieux catholiques, nous avons obtenu de diverses notabilités catholiques qu’elles voulussent bien s’intéresser, au moins platoniquement, à notre tentative en formant un « Comité de patronage des Instituts populaires », Comité dont le rôle cessa avec la fondation du 1er Institut populaire. Ce comité était ainsi composé : le Frère Antonius, directeur du pensionnat des Petits-Frères de Marie, à Plaisance ; Henri Bazire, président de l’Association catholique de la Jeunesse française ; Georges Bertier, président de la Conférence Saint-Thomas ; duc de Broglie de l’Académie française ; Léon de Crousaz-Crétel, vice-président de la Société générale d’Education et d’Enseignement ; Alexis Delaire, secrétaire général de la Société d’Economie sociale ; le frère Justinus, secrétaire général de l’Institut des Frères des Ecoles chrétiennes ; Emile Keller, président de la Société générale d’Education et d’Enseignement; Paul Lerolle, député ; comte de Ludre ; Mgr Péchenard, recteur de l’Institut catholique de Paris ; Marc Sangnier, président du « Sillon » ; Paul Thureau-Dangin, de l’Académie française ; comte E. de Vorges ; fondateur des « Ecoles chrétiennes du soir ». 

Le 1er Institut Populaire de France fut inauguré à Paris, le dimanche 3 février 1901, dans le Ve arrondissement, 5, rue Cochin. La conférence d’inauguration fut faite M. Melchior de Vogüé. Quelques tentatives d’obstruction ayant été essayées par les anticléricaux, l’enthousiasme de nos amis les réduisit au silence et nous pûmes exposer, après que M. de Vogüé eut terminé s conférence, les idées de nos amis sur l’éducation populaire ; pour la première fois, le « Sillon » abordait le grand publique et débutait par un succès qui encourageait nos camarades et étonnait les adversaires. 

Les Instituts populaires de France se fédérèrent au Congrès national de Tours ; ils sont actuellement une trentaine environ. 

Le 4e Congrès national vota à l’unanimité des délégués présents des Instituts populaires, la suppression de la Fédération nationale des I.P. Celle-ci, en effet n’avait plus de sens du moment que tous les groupes du « Sillon » devaient être, dans chaque province, rattachés au « Sillon régional » et ne pouvaient qu’à cette condition faire partie du mouvement général. Elle fut donc remplacé par un simple service central, le service des I.P. 

Signalons que, dans l’ancien local du « Sillon » de la rue de Bagneux, quelques série de conférences et d’auditions musicales avaient été organisées durant les mois qui précédèrent la fondation du premier I.P. Cet essai modeste prépara la création de l’I.P. du Ve. 

Un enseignement social organisé d’abord, 6, rue Cochin, par le « Sillon » de Paris, fut, ensuite, continué par le « Sillon central » au 34, Boulevard Raspail. Cet enseignement comprend des séries de conférences hebdomadaires et une réunion spéciale d’études, également hebdomadaire, où les conférences sont discutées. Une carte d’auditeur est délivrée en échange d’un droit d’inscription d’un franc. La première série de six conférences fut faite par M. Chénon sur les rapports de l’Eglise avec la Société civile. (Mardi 15 novembre 1900, le Christianisme et l’Empire romain. Mardi 22 novembre : l’Eglise et l’Empire franc. Mardi 29 novembre : l’Eglise et la Société féodale. Mardi 6 décembre : l’Eglise et la Monarchie absolue. Mardi 13 décembre : l’Eglise et les Etats au XIXe siècle.) Nous avons fait la seconde série de cinq conférences sur la Démocratie. Vendredi 

3 mars 1901 : l’évolution démocratique. Vendredi 10 mars, la force sociale du catholicisme. Vendredi 17 mars : l’élite dans la démocratie. Vendredi 24 mars : l’élaboration de la démocratie. Vendredi 31 mars : l’oeuvre du Sillon.) 

(10) Le « Sillon » organisa d’abord de grandes réunions privées. La première de ces réunions eût lieu dans la salle de la Société de Géographie, le 19 novembre 1899. Nous avions choisi comme sujet : « Le devoir patriotique et social de la jeunesse ». 

La première réunion publique tenue en dehors des Instituts populaires eut lieu à l’occasion de l’expulsion des Soeurs dans la grande salle des Sociétés Savantes le 23 juillet 1902. 

(11) Le 20 décembre 1901, dans la crypte de la basilique du Sacré-Coeur, à Paris, eut lieu la « Veillée d’armes » de la 1re escouade de la Jeune Garde. Les sections de Jeune Garde existent maintenant dans les principaux « Sillons » de France. 

Voici la prière, lue à chaque réception, après la « Veillée d’armes », par l’un des Jeunes Gardes qui vont être reçus : 

En présence des erreurs, de la haine et de la violence qui menacent de perdre les âmes et s’acharnent sur notre patrie, nous avons compris, ô mon Dieu ! que ce serait lâcheté pour nous, jeunes catholiques de France, de demeurer plus longtemps endormis. 

Nous voulons combattre comme de bons soldats. 

Nous ne sommes que de pauvres enfants ; mais si nous reconnaissons humblement que, sans vous, nous ne pouvons rien, nous savons aussi que vous êtes fidèle et que nous pouvons tout en celui qui nous fortifie. Le sang de votre Christ nous animera et votre Saint-Esprit nous guidera. 

Nous venons chercher ici, dans votre sanctuaire, au pied de votre autel, le courage et la force dont nous avons besoin. 

O Jésus ! nous voulons être vos chevaliers. Armez-nous vous-même aujourd’hui. Nous vous donnons nos coeurs. Vous seul pouvez nous donner la victoire. 

Tour fraternellement unis, tous égaux en face de votre tabernacl, nous nous enrôlons dans une milice où l’on ne travaille ni pour de l’argent, ni pour la gloire, mais pour vous seul. 

Faites que nous nous souvenions toujours de quel esprit nous sommes… Comme vous, nous voulons aimer nos ennemis ; nous ne voulons avoir d’autre ambition que de délivrer du mal et de l’erreur ceux-là mêmes qui nous persécutent. Ne sommes-nous pas de disciples de Celui qui est mort sur la croix pour ses bourreaux ? 

Puisse l’esprit divin nous assurer la discipline, la patience, la prudence et la pureté qui font les hommes forts ! Puisse-t-il nous soutenir jusqu’au bout, de telle sorte que nous soyons capables de nous sacrifier, s’il le faut, joyeux de rendre à notre Maître jusqu’à la dernière goutte du sang qu’il nous a donné ! 

0 Jésus ! nous vous reconnaissons aujourd’hui comme notre, chef. Nous entendons vous servir jusqu’à la mort. Nous vous aimons plus que tout. O Jésus ! nous vous adorons. 

Ainsi soit-il. 

Voici les paroles prononcées par chaque Jeune Garde au moment où il va être reçu : 

Mon Seigneur et mon Dieu, je vous supplie de vous servir de la Jeune Garde dans laquelle j’ai la joie d’être admis aujourd’hui pour la gloire de votre nom, pour le bonheur et pour la paix de votre peuple ! Je vous supplie aussi de vous servir de moi, votre enfant, et d’en faire un bon soldat de l’armée du Christ ! 

Que votre règne arrive ! 

Ainsi soit-il. 

(12) C’est le 23 mai 1908 qu’eut lieu la fameuse réunion des Mille-Colonnes au moment des attaques dirigées contre les églises et, le soir, le meeting sanglant dans un terrain vague attenant au « Sillon ». 

(13) Signalons en particulier la réunion-controverse organisé le jeudi 9 mars 1905, à l’Hippodrome de Roubaix, conjointement par le « Sillon du Nord » et par le « Libre Pensée » (section de Roubaix), présidée par le député socialiste Delory avec deux assesseurs choisis par le « Sillon » et où nous pûmes exposer les idées du « Sillon » contradictoirement avec Jules Guesde au milieu d’une foule considérable et pourtant dans un calme parfait. 

Cette réunion, qui nous permit d’affirmer très nettement notre esprit et nos tendances et qui fut un très utile succès pour le « Sillon », ne laissa pas que de déconcerter les catholiques conservateurs, peu soucieux d’encourager un mouvement qui, s’il s’efforçait de défendre et de promouvoir l’éternel catholicisme, se refusait absolument à voir dans le capitalisme actuel quelque chose d’également immortel. 

« Nous le voyons bien maintenant, disait avec amertume en sortant de l’Hippodrome, un patron du Nord, il s’agit seulement de savoir à quelle sauce nous serons manger, à la sauce chrétienne de Marc Sangnier ou à la sauce anticléricale de Jules Guesde. » 

Et pourtant nous n’avions nullement nié la légitimité de la propriété individuelle, dont nous réclamions même la durée pour servir comme de défense matérielle à la liberté morale des individus, pour protéger la famille et aussi pour permettre à de hardis pionniers de trouver les ressources nécessaires à un travail d’invention et de conquête dont pourraient plus tard bénéficier les collectivités toujours plus timides et moins aventureuses. 

Mais ce que nous ne pouvions évidemment affirmer ce que, pas plus que l’esclavage, pas plus que le servage n’était appeler à durer toujours, le salariat actuel est une organisation sociale, intangible et éternelle. Et cette constatation, évidemment nécessaire, suffisait à nous valoir beaucoup de récriminations et d’hostilité.