CHAPITRE V
L’effort personnel
I. Le travail personnel. — Tout membre d’un Cercle d’études doit lire, écrire, réfléchir personnellement.
II. Une discipline de vie. — L’emploi du temps. — Les lectures ; comment en tirer profit.
III. Une méthode de formation personnelle. — L’éducation du jugement. — L’observation de la vie — La leçon des voyages.
IV. Pour juger sa vie.
Quelle que soit la valeur des procédés employés pour faire l’éducation sociale des jeunes générations catholiques, quels que soient le dévouement et la compétence de ceux qui travailleront à cette tâche nécessaire, le résultat demeurera médiocre si ceux qui participent à la vie des Cercles d’études n’ajoutent pas, au labeur accompli en commun, un effort personnel intellectuel et moral. Et, plus cet effort d’assimilation sera énergique, plus ceux qui l’auront fait bénéficieront de tout ce que l’on aura tenté pour les instruire et les former. Bref, c’est de cet effort que dépend le succès définitif.
Il importe donc d’insister un instant sur sa nécessité, sur les causes qui empêchent les jeunes gens de le réaliser, sur les conditions enfin qui leur permettront d’y parvenir.
Un trop grand nombre de membres des Cercles d’études ne donnent pas assez de place, dans leur vie, au travail intellectuel personnel ou ne savent pas s’y livrer d’une manière qui soit pour eux vraiment fructueuse.
Critiquons d’abord quelques-unes de leurs habitudes. Certains en sont encore à s’imaginer qu’il suffit d’entendre quelques bonnes conférences, de lire quelques journaux ou d’assister aux réunions de leur groupe, pour qu’ils soient ensuite en mesure de disserter sur tout. On ne peut arriver à les décider à faire des lectures sérieuses et suivies.
Assez volontiers, ils vous diront, si vous les poussez à bout, que les gros livres sont réservés aux intellectuels, et qu’eux n’ont ni le temps, ni le goût de les feuilleter.
Il est certain, et nous le reconnaissons, qu’un employé de bureau, un jeune homme qui habite la campagne, un ouvrier qui travaille dans une usine ou dans un atelier, ne peuvent fournir la même somme de labeur intellectuel qu’un homme d’étude. Ils écarteront donc de leur bibliothèque les ouvrages techniques et spéciaux, écrits si souvent dans un langage peu accessible aux profanes.
Mais ils ne se contenteront pas de parcourir, distraitement, des brochures par trop simples, où les questions sont à peine effleurées. Ils ne voudront pas, pour faire un rapport à leur cercle, copier, tant bien que mal, huit ou dix pages dans le premier volume venu ; encore moins chercheront-ils à mettre debout un exposé fabriqué de pièces et de morceaux avec des documents choisis sans critique et placés les uns à côté des autres, sans ordre logique et sans goût.
Il faudra, s’ils veulent acquérir une vraie science solide, qu’ils se donnent la peine d’apprendre à faire un travail personnel et intelligent.
Il est indispensable de lutter contre ce préjugé d’un trop grand nombre de jeunes gens qui fréquentent les Cercles d’études et qui, au début, ne voient, dans le rapport qui leur est confié, qu’un devoir comme ceux qu’on leur donnait à l’école primaire.
Voilà pourquoi, ainsi que nous l’avons exposé dans un précédent chapitre, le Cercle d’études proprement dit doit être précédé de groupements plus simples et plus humbles où se formeront les adolescents. Longtemps l’initiateur d’un groupe de ce genre aura tout à faire. C’est à lui d’associer à son travail ceux qu’il a réunis autour de lui en leur confiant successivement le soin de rédiger un résumé de ses conférences ou le procès-verbal des réunions, ou de donner un exposé oral et méthodique des idées d’un article de revue, d’une brochure lue en commun.
C’est à lui aussi qu’il appartient, par des arguments d’ordre moral, d’insister sur la nécessité de ce travail primordial de préparation et de formation. Sans doute, tous les adolescents ne sont ni assez généreux, ni assez développés, pour saisir la valeur éducatrice d’une telle méthode et avoir le courage de s’y soumettre. Il s’en rencontre pourtant en assez grand nombre, pour qu’on puisse, en leur compagnie, tenter ce labeur avec quelque chance de succès.
On leur apprendra donc à lire, c’est-à-dire à tirer profit d’une lecture. On leur montrera la différence qu’il y a entre comprendre successivement toutes les pensées d’un auteur, et suivre l’enchaînement des idées, de manière à se rendre compte du chemin qu’il nous lait parcourir et du but où il finit par nous amener.
Si certains Cercles d’études ne vivent point, si ceux qui les fréquentent s’y ennuient, il en faut chercher la cause dans ce manque de formation première et dans l’absence du travail personnel.
Ce n’est pas si ridicule qu’on le prétend parfois de demander à un jeune apprenti, à un petit employé, de résumer les livres qu’on leur prête ou les conférences qu’ils entendent. Il ne faut même pas se moquer de ceux qui, dociles au conseil du P. Gratry, écrivent parfois, le matin ou le soir, leurs réflexions personnelles soit religieuses, soit morales. A certains esprits plus développés ou mieux doués, il sera excellent de suggérer l’habitude de faire leur journal.
Allons plus loin. Autant il faut blâmer et combattre une correspondance purement amicale et absolument inutile ; autant il faut encourager tel échange de lettres, entre deux camarades, surtout si l’un est plus expérimenté que l’autre, qui peut aider à des analyses psychologiques favorables à la réforme morale.
On se récriera peut-être, en face de pareils conseils, et l’on reprendra, une fois de plus, la vieille objection que nous avons déjà réfutée. « Vous allez déclasser les jeunes gens, leur donner des goûts qui ne sont pas de leur condition, exciter chez eux des prétentions littéraires ou oratoires. »
Nous répondrons encore : pour éviter ce danger réel et que nous ne nions pas, aimez-vous mieux les voir ne s’intéresser à rien, gaspiller leur temps à des amusements susceptibles de les dépraver ou de leur enlever à tout jamais l’estime dos choses sérieuses ? Est-en parce qu’ils se livrent à des travaux manuels, que les jeunes gens doivent être privés de toutes jouissances artistiques et littéraires ? Ne vaut-il pas mieux leur enseigner se servir utilement des livres que de les voir entraînés peu a peu vers la plus coupable et la plus dangereuse des insouciances ? Ne peut-on d’ailleurs faire contrepoids au pédantisme possible et aux tentations de l’orgueil et de la vanité, par une éducation religieuse et morale qui révèle au jeune homme les responsabilités que sa science acquise lui impose vis-à-vis de ses frères moins favorisés ?
Quoiqu’on l’ait répété bien des fois, il faut le redire encore, ce travail personnel doit tendre à nous donner moins des savants que des hommes de jugement. Si nous le réclamons, si nous prétendons qu’il est indispensable, ce n’est pas pour jeter dans la société de pauvres êtres dont la mémoire aura été bourrée de faits, de dates et de définitions incomprises, c’est pour que l’action sociale et chrétienne soit dirigée et poursuivie par des intelligences saines et averties et que le bon sens, la droiture d’esprit, la prudence, reprennent leur place et leurs droits.
Or, ces qualités de l’esprit, qui ne voit que seul, un effort personnel de l’esprit peut les donner ? Une intelligence qui ne s’exerce pas se rouille, puis s’atrophie, comme une volonté qui n’agit pas perd de sa force et finit par devenir incapable de toute initiative. Si nous voulons lutter efficacement contre les étranges prétentions de ces primaires, comme on les appelle, qui, pour s’être maladroitement frottés aux livres, s’imaginent tout savoir, il noua faut, venant des milieux prolétariens, dos Jeunes gens suffisamment instruits, selon les lois d’une sérieuse discipline scientifique, pour battre les autres sur leur propre terrain.
Comment d’ailleurs la vie syndicale et professionnelle sortirait-elle jamais de l’ornière où, trop souvent, elle s’enlise, si nos jeunes amis n’étaient pas capables de parler avec clarté sur les questions générales et spéciales qu’on traite dans les réunions syndicales et professionnelles ?
Il ne faut donc pas avoir peur de demander aux membres des Cercles d’études de ne pas se contenter de quelques lectures hâtives, mais les convaincre de la nécessité du travail intellectuel personnel et leur en faire connaître les méthodes. Il faut détruire chez eux cette fausse honte qui les empêche de recourir à l’expérience de ceux qui ont l’habitude de lire, d’écrire et de parler et rappeler souvent l’urgence de cette collaboration fraternelle entre l’étudiant et l’ouvrier, à laquelle l’un et l’autre ont tout à gagner.
Nous sera-t-il permis d’ajouter que certains conseillers de Cercle rendent un très mauvais service aux jeunes gens qu’ils ont groupés, en leur donnant simplement à lire, dans des réunions générales, dans des congrès, des rapports qu’ils ont eux-mêmes rédigés, sons prétexte que ceux-ci étaient incapables de le faire. Mieux vaut présenter un trayait médiocre et personnel, qu’un exposé brillant qui est l’œuvre d’autrui et qui n’a rien coûté aux membres du Cercle lui-même.
Qui ne voit d’ailleurs ce qu’une telle méthode a d’offensant et de décourageant, pour des esprits un peu rudes et passablement timides ? A ces malheureux qui doutent déjà d’eux-mêmes ; à ces villageois qui se sentent un peu gauches, la plume à la main, vous laissez l’impression qu’ils n’arriveront jamais à mettre deux phrases sur pied, leur enlevant ainsi le bénéfice de leur bonne volonté.
Votre Cercle doit présenter un rapport à tel prochain Congrès, cher conseiller. Ce sera une excellente occasion de faire l’éducation de vos jeunes amis et de leur apprendre à travailler. Choisissez-leur les lectures opportunes afin de leur éviter les recherches longues et inutiles ; aidez-les à grouper leurs idées, dans un plan méthodique ; laissez-les rédiger les notes qu’ils auront prises avec vous ; rectifiez-les, complétez-les, demandez ici plus de clarté, là moins de proximité ; expliquez surtout pourquoi vous préférez cet argument à celui-là, ce développement à tel autre ; corrigez doucement les fautes de français, s’il y en a, mais ne vous substituez pas au rapporteur, dont vous ne feriez, à la séance prochaine, qu’un phonographe bégayant et maladroit et qu’on verrait embarrassé de son rôle, écorcher des mots savants échappés à votre plume !
Si beaucoup de jeunes membres de Cercle d’études ne font aucun travail personnel, n’est-ce pas, trop souvent, parce qu’on n’a pas su leur en donner le goût ou qu’on n’a pas pris la peine de les guider et de les former ? Ce sont donc les éducateurs qui encourent, de ce chef, la première responsabilité de ce déplorable état de choses. C’est à eux de réagir et de prendre au sérieux leur tâche. C’est aux jeunes gens aussi de se plier docilement à cette discipline et d’en accepter la nécessité.
II
Mais, demandera-t-on, cette discipline, en quoi consiste-t-elle ? Que ferai-je pour devenir capable, peu à peu, d’un effort méthodique et soutenu ?
Vous exercerez sur vous-même, répondrons-nous, une perpétuelle surveillance et vous vous entraînerez à accomplir ce qui d’abord vous semblait impossible.
Mais, pour que ce travail d’âme soit fructueux, il ne faut pas que ceux qui s’y livrent se contentent d’élans généreux et de paroles enthousiastes ; il faut qu’ils examinent leur conduite dans le détail, qu’ils se critiquent eux-mêmes avec ténacité et qu’ils introduisent dans leur manière d’agir de perpétuelles améliorations.
Nous attirerons spécialement leur attention sur l’emploi du temps. Personne ne contestera que nous devions faire un usage judicieux de chacune de nos journées. Dieu nous les donne afin que nous nous en servions pour notre bien et pour celui des autres. La vie est brève ; il importe de ne point gaspiller des heures précieuses et rares. Notre devoir est donc de restaurer en nous le respect du temps et de chercher à tenir notre volonté en éveil sur la nécessité où nous sommes d’organiser économiquement et intelligemment notre vie, de façon à ne rien perdre des facilités que Dieu nous accorde pour faire le bien.
C’est déjà, pour une âme généreuse, une marque de progrès moral que ce souci du bon emploi du temps. Il y a tant d’hommes qu’une pareille question laisse indifférents et qui vivent au jour le jour, sans se donner la peine de réfléchir sur un point aussi grave, lis obéissent aux entraînements de la nature, ils flottent an gré des circonstances, ils sont le jouet de leurs impressions et les victimes de leur humeur et de leurs caprices. Ils ne s’aperçoivent même pas qu’ils multiplient les démarches inutiles et qu’ils s’agitent comme des brouillons, au lieu de travailler avec régularité, ordre et méthode, comme des gens conscients et consciencieux.
Nous avons à faire effort pour introduite dans notre esprit des préoccupations de ce genre, pour poser le problème en nous et pour nous inquiéter de la meilleure solution qu’on puisse y apporter.
Certes, pour quiconque veut agir, les occasions de se dévouer ne manquent pas. Nous avons à notre disposition mille moyens d’assurer notre formation personnelle et de collaborer à l’œuvre de la reconstruction sociale. Mais, la plupart d’entre nous, absorbés par leurs devoirs professionnels, ne peuvent consacrer à l’apostolat sous toutes ses formes, que les quelques heures de leurs loisirs. C’est une raison de plus, pour eux, d’organiser avec intelligence l’utilisation de ces loisirs. Quand on est pauvre et qu’on a de petits revenus, on est obligé de faire son budget avec le plus grand soin. Quand on est riche, on est soumis d’ailleurs à la même loi d’ordre et d’économie, pour cette raison supérieure que nous rendrons à Dieu un compte rigoureux de l’usage que nous aurons fait des biens qu’il nous a départis.
La question de l’emploi du temps se pose donc ainsi ; non seulement il nous est interdit de gaspiller des heures précieuses, en amusements frivoles et dangereux, mais encore nous devons viser à un judicieux emploi de notre temps. Il faut entendre par là que nous avons le devoir de ne pas nous jeter à l’aventure et sans choix, sur tous les modes d’influence qui se présentent et s’offrent à nous mais que nous devons examiner quels sont ceux qui, pour une raison ou pour une autre, seront vraiment fructueux, c’est-à- dire contribueront plus efficacement à nous rapprocher du but que nous nous proposons.
Sortons de la théorie et prenons des exemples. Vous êtes ouvrier, employé de bureau et vous ne disposez que de vos soirées et de votre journée du dimanche, pour la propagande de vos idées. Vous avez besoin de vous former et d’acquérir un certain minimum de connaissances élémentaires, en religion, en sociologie, en économie politique. Vous commettriez une première faute, si vous ne vous réserviez jamais d’heures pour ce travail intellectuel, solitaire et personnel, de lecture, de réflexion, et d’assimilation qui est en effet indispensable. Celui qui le supprime ou le néglige sa voue à n’avoir jamais de convictions raisonnées et profondes. Sous prétexte que les exigences de l’action extérieure vous réclament, vous n’avez pas le droit d’accepter des idées toutes faites et de vous dispenser de réfléchir.
Vous commettriez une seconde faute, si, vous laissant entraîner par la curiosité intellectuelle, vous preniez l’habitude de lire n’importe quoi, à l’aventure, vous précipitant avec avidité sur toute publication qui vous tombe sous la main. Ne vous illusionnez pas. La lecture de ce journal, de cette revue, de ce livre, peut être pour vous, dans telles circonstances données, une véritable perte de temps. Nous sommes entourés de monceaux de papier imprimé. A nous de choisir ce qui sera vraiment une nourriture pour notre esprit et notre cœur. Tel livre technique et scientifique ne convient qu’à ceux qui se sont spécialisés dans une question. Laissez-le et contentez-vous d’un ouvrage de vulgarisation sérieuse, largement suffisant pour vous mettre au courant et vous apprendre ce que vous avez besoin de savoir.
N’allez pas croire que ce toit là vous conseiller de demeurer dans l’ignorance. C’est vous prémunir contre le danger de la dispersion de vos forces et d’une sorte de « papillonage » sans résultat et sans portée. Combien d’hommes d’étude, de parti pris, afin d’aboutir à un travail plus sérieux, écartent certains problèmes dont ils n’ont pas le temps de s’inquiéter à fond, se contentent d’être, sur ces questions, renseignés et avertis et font converger tons leurs efforts vers un but unique, qu’ils poursuivent avec une persévérance qui ne se dément jamais.
Ces remarques sur vos lectures, on pourrait les appliquer tout aussi bien à vos relations et à votre correspondance. A quoi bon cet échange de cartes postales avec ce camarade, rencontré dans un Congrès ! Vous n’avez rien à lui dire et lui, pour le moment, n’a rien à vous apprendre. Quelle est l’utilité de telle visite, de telle conversation ? Vous ne le savez pas.
Parlons un peu aussi des fatigues que vous vous imposez. Certains s’imaginent servir la cause qu’ils aiment en prolongeant les veillées tardives, voire en passant les nuits. Ces actes généreux sont parfois nécessaires ; il faut savoir les accomplir à l’occasion. Pourtant, que de dévouements admirables qui ne sont pas canalisés et qui ressemblent à ces torrents de montagne qui sautent en bondissant parmi les rocs, mais n’engendrent aucune fécondité sur leurs rives. Vous avez été hier reconduire des camarades, après le Cercle d’études, et vous avez bavardé avec eux jusqu’à une heure du matin. Il ne s’agissait point de remonter le courage de quelqu’un qui faiblissait, de vous accorder à vous-même une récréation utile et reposante ; vous avez écouté votre seul caprice. Vous avez cédé, peut-être, à une sorte de snobisme d’un nouveau genre. Cela fait bien de dire le lendemain : « Je me suis couché à deux heures !… » Il eut été plus méritoire pour vous d’aller au lit plus tôt ou de consacrer quelques instants à une lecture sérieuse ou de vous lever à une heure plus matinale, pour vous réserver quelques minutes de silence et de méditation, avant de reprendre votre travail ordinaire.
La question de l’emploi du temps nous amène à en poser une autre, plus grave, parce que plus générale, celle de la discipline. Nous devons avoir une discipline de vie. C’est l’absence de cette discipline qui fait de tant d’hommes, des êtres quasi nuls et presque improductifs, malgré leur bonne volonté. Certes, il ne faut pas songer à enfermer ses journées dans le cadre étroit d’un règlement exigeant et tyrannique ; on ne saurait prévoir un emploi de son temps méticuleusement ordonné, quand, à chaque instant, on est obligé de faire face à l’inattendu. Mais n est-il pas dangereux de ne rien tenter pour éviter la dispersion et le gaspillage et pour échapper aux retours offensifs de la nonchalance et de la paresse ?
Vouloir choisir, entre les occupations diverses qui se présentent, c’est affirmer pratiquement sa volonté très ferme de ne pas se laisser guider par les caprices de son humeur, les intempérances de ses goûts, mais par l’utilité et le sentiment du devoir. Faisons non ce qui nous flatte, mais ce que nous jugeons le meilleur et pour nous et pour les autres. Souvent, en agissant ainsi, nous aurons l’occasion de contrarier la nature. Nous réussirons de cette manière, en nous contraignant, à nous discipliner. Nous arriverons à conquérir, au moins partiellement, notre indépendance, vis-à-vis de ce qu’il y a en nous de moins noble et de moins généreux. Nous donnerons le pas à la raison sur le sentiment, à la sagesse qui réfléchit, sur l’impression qui entraîne. Nous serons en marche vers la virilité du caractère qui repose, en grande partie, sur la conquête de soi.
En critiquant l’emploi de notre temps, en distribuant d’une façon plus rationnelle nos occupations, en nous accoutumant à faire un choix parmi elles, pour écarter celles qui nous semblent d’un rendement nul ou inférieur, nous atteindrons un double résultat. Nous servirons mieux la cause que nous aimons, puisque nous ne ferons, pour elle, que des actes réellement productifs et nous nous améliorerons nous-mêmes, puisque nous ferons prédominer en nous la raison et la sagesse sur le caprice et l’humeur.
Ce n’est qu’au moyen de cette discipline de vie qu’un jeune homme parviendra à faire le travail intellectuel personnel nécessaire à sa formation et se réservera le temps indispensable aux lectures dont il a besoin pour se documenter.
Mais de quelle manière tirer profit de ces livres, de ces revues et de ces journaux qui sont entre vos mains ?
Pour beaucoup d’hommes, la lecture n’est qu’ai moyen de se reposer on de se distraire. Voilà pourquoi ils écartent délibérément les ouvragée sérieux et leur préfèrent les romans, les contes, voire les feuilletons. Sans doute, ces œuvres littéraires, lorsqu’elles ont une portée sociale et morale, peuvent faire du bien et sont utiles à l’éducation du coeur et de l’esprit. Combien de jeunes gens auxquels Les lettres d’un militant ou le Fils de f Esprit, ont ouvert des horizons nouveaux !
Mais nous avons peu de livres de ce genre et il faut bien avouer que la part qui y est faite aux aventures qui réjouissent l’imagination y a été volontairement restreinte. Ce n’est pas d’ailleurs de l’art d’utiliser ces lectures que nous voulons entretenir nos amis.
Nous cherchons à leur donner des conseils pratiques sur la manière de se servir des ouvrages plus didactiques qu’ils doivent lire, pour se former et à leur enlever d’abord de la tête cette idée fausse et trop répandue, surtout chez les travailleurs manuels, que l’on ne lit que pour remplir les heures inutiles et pour passer le temps.
La lecture, pour être féconde, doit être accompagnée d’un vrai labeur intellectuel.
Il faut chercher à comprendre ce que l’on lit, s’assimiler la pensée d’un auteur, pour s’instruire et la faire sienne.
Cette première remarque suppose que l’on ne se contentera pas d’entasser lectures sur lectures sans choix et sans discernement. Tout écrivain qui se respecte veut mettre en lumière des idées et convaincre son lecteur. Il essaie de lui faire admettre ses points de vue et de l’amener à des conclusions qu’il tâche d’établir en les étayant de raisons sérieuses.
C’est de cet enchaînement logique déconsidérations qu’il importe de saisir la trame. On n’y parvient que par la réflexion. Toute lecture suppose autre chose que le désir de se procurer un plaisir littéraire. Nous ne voulons pas simplement charmer nos oreilles du vain bruit de phrases artistement cadencées, Nous ne sommes pas des dilettantes qui se laissent prendre au cliquetis des syllabes et à la piperie des mots.
N’allez pas croire que nom devions nous rendre insensibles à l’éloquence, à la poésie, à la puissance d’évocation des images : le vêtement de la pensée ne doit pas nous être indifférent. Mais ne nous nourrissons pas d’apparences et ne nous préoccupons pas uniquement de la forme et du style, sans songer aux idées. Les idées justes ont plus de relief et d’éclat, quand elles sont exprimées dans une langue forte, mais rappelons-nous bien qu’un livre sans idées n’est pas digne de retenir une minute l’attention d’un homme intelligent et sérieux.
Au lecteur de collaborer avec l’auteur, de chercher à le comprendre et de se bien pénétrer de la thèse qu’il soutient.
Parler ainsi, c’est condamner ceux qui lisent pour lire et ne font point de la lecture un moyen de s élever et de s’instruire, mais un but.
Il faut donc que le lecteur soit capable de se rendre compte à lui-même de sa lecture, qu’il puisse analyser les pensées qui lui ont été soumises, les juger, les apprécier et les assimiler.
Comment est-il possible de faire ce travail ? En lisant la plume à la main.
Et c’est toute la question des notes à prendre, en lisant, qui se pose maintenant.
Il importe d’abord que le lecteur s’efforce de dégager la pensée générale et dominante de l’auteur qu’il étudie. Parfois, celle-ci n’apparaît pas du premier coup. Souvent, l’écrivain maladroit l’a disséminée ça et là, par fragments, dans son œuvre, ou l’a noyée, au milieu de considérations accessoires. Au lecteur de la retrouver, de la mettre en lumière et de la préciser.
Il y parviendra s’il veut bien se donner la peine de lire avec méthode.
La plume ou le crayon à la main, il soulignera ou extraira des pensées importantes, des formules où l’auteur a ramassé ses idées, il numérotera, une à une, les raisons qu’il allègue, les considérations qu’il développe.
Ce n’est que ce travail achevé qu’il verra clair dans sa lecture et qu’une structure de thèse, dépouillée de tous les artifices de style, se dressera devant lui.
On ne saurait trop recommander aux lecteurs novices de faire ainsi des résumés de leurs lectures.
Il sera bon, par conséquent, de suivre la méthode en usage dans beaucoup de Cercles d’études. Ou demande quelquefois à tous les membres d’un groupe d’analyser un chapitre d’un livre, un article de revue ou de journal et d’exposer ensuite les idées qu’il contient, à tous leurs camarades. C’est un excellent exercice, parce qu’il apprend à lire avec intelligence et qu’il oblige ceux qui s’y livrent à ne point se contenter d’impressions vagues et d’appréciations non motivées.
Je trouve même cette méthode préférable à la confection de rapports qui ne peuvent être que médiocres et sans intérêt, quand ils sont l’oeuvre de jeunes gens qui ne savent pas lire avec intelligence et profit.
Il n’est pas mauvais de demander à plusieurs de lire le même article, et d’en apporter le résumé. Tout le monde ne découvre pas la même chose dans le même morceau. La confrontation des points de vues différents de deux ou de trois lecteurs constituera, à l’occasion, un excellent essai de contrôle et d’assouplissement intellectuel.
Il convient également de recommander à ceux qui lisent de faire des extraits de leurs lectures. Il ne s’agit pas de leur conseiller un puéril travail de copiage quelconque, mais de les engager à transcrire une pensée qui les a frappés, à noter un fait qu’il leur sera utile de conserver pour la citer à l’occasion.
Tandis que le résumé permet au lecteur de dégager la pensée générale d’un auteur et de s’assimiler plus aisément la thèse qu’il soutient, l’extrait bien choisi offre de multiples avantages qui complètent le premier.
L’habitude de faire des extraits des lectures, exerça le discernement. Nous nous accoutumons ainsi à distinguer ce qui vaut la peine d’être retenu de ce qui n’a qu’une moindre valeur.
Au débat, on copiera on peu au hasard, séduit par le charme du style, par l’originalité d’un aperçu. Ce ne sera pas déjà si mauvais ; car, de cette manière, on enrichira son esprit de termes excellents, on formera sa langue, on acquerra des idées.
Une heure viendra où l’on sera plus difficile, dans le choix des extraits ; ce sera bon signe, car ce sera la preuve que l’on possède déjà un premier fonds abondant d’images et d’idées. L’esprit meublé et presque rempli aura besoin d’une nourriture moins abondante.
Cependant, il ne faudra jamais délaisser ce travail, car le monde de la pensée se renouvelle sans cesse autour de nous. D’autres que nous réfléchissent et étudient. Sachons profiter de leur labeur et ne nous endormons pas dans la paresse. Notre bagage intellectuel doit être sans cesse accru, par des acquisitions nouvelles.
J’ajouterai encore qu’en copiant, vous vous obligerez à relire plus lentement, en la méditant, une page que vous n’auriez parcourue que superficiellement, si vous vous étiez contentés d’une lecture rapide qui aurait risqué de n’être que superficielle. Tel mot qui vous a frappé se fixera ainsi dans votre esprit et y demeurera.
Résignez-vous à ignorer si vous ferez jamais usage dans un article ou dans un discours de ce que vous aurez copié. N’ayez pas des vues trop immédiatement utilitaires. Il se pourra que vous ne relisiez jamais cette citation, que vous en perdiez même le souvenir ; mais si vous l’avez classée dans vos notes, vous la retrouverez et, surtout, la pensée de l’auteur aura fait une impression plus forte sur votre esprit. Elle demeurera en vous, à l’état latent et imprécis, mais sans même que vous vous en aperceviez, elle vous aura nourri et vous en aurez profité.
Il est bon de se faire, soit pour les faits historiques ou sociaux, soit pour les sentences morales, un petit cahier que l’on consultera et relira de temps en temps. Ces faits seront un arsenal où l’on pourra toujours puiser ; ces sentences, une gerbe habilement moissonnée, de conseils dont on aimera à expérimenter à nouveau l’efficacité.
Nous sommes loin d’avoir épuisé cet important sujet. Nous en avons dit assez cependant pour mettre en lumière la valeur d’une méthode de travail que chacun pourra perfectionner et qui peut être l’instrument d’une formation intellectuelle sérieuse.
III
Tout ce labeur de l’intelligence et de la volonté doit aboutir à former le jugement.
Aussi, voudrions-nous maintenant présenter aux jeunes membres des Cercles d’études quelques réflexions pratiques sur l’importance de la formation du jugement et sur la meilleure méthode à employer pour acquérir cette qualité de l’esprit, nécessaire entre toutes.
La science et le dévouement ne sauraient suffire, à eux seuls, à ceux qui veulent accomplir autour d’eux une action profonde et durable.
Sans doute, nous avons besoin d’hommes instruits. Celui qui ignore sa religion et qui ne connaît rien des grands principes sur lesquels doit reposer toute organisation politique et sociale juste et honnête, ne saurait prétendre au titre de bon citoyen. Disons plus : une science au moins rudimentaire de l’histoire et des questions qui se posent parmi nos contemporains ; quelque compréhension des problèmes législatifs dont on cherche, autour de nous, la solution ; l’intelligence des ravages causés par les fléaux qui déshonorent et qui tuent la société moderne, tels que le jeu, la débauche et l’alcoolisme; tout cela est indispensable à chacun.
Mais ne serait-ce pas une illusion de croire que la seule possession de ce savoir théorique et pratique nous assurera la victoire que nous espérons, pour nos idées ? Avoir une doctrine syndicale, être rompu au mécanisme de la coopération, être capable de produire une dissertation savante et documentée sur le socialisme, et, par ailleurs, ignorer l’art souverain d’adapter ses connaissances aux besoins et aux mentalités de tant d’auditoires si divers de tendances et d’éducation ; se conduire comme un brouillon, aux réunions syndicales et aux assemblées coopératives, n’est-ce pas paralyser, faute de jugement, toute son action extérieure ?
D’autre part, quel est celui qui n’a jamais souffert d’avoir à ses côtés un camarade d’un désintéressement absolu, d’un dévouement inlassable, qui, par ses « gaffes » faisait plus de mal que de bien, et rendait inutiles toutes les richesses de sa bonne volonté ? À quoi bon insister, puisque le cas, hélas ! n’est que trop commun, et que nous-mêmes, nous avons peut- être à nous reprocher plus d’une lourde maladresse.
Cherchons donc à avoir, autant que faire se peut, un jugement sûr.
Mais, qu’est-ce qu’un jugement sûr? Serait-ce, par hasard, un jugement infaillible ? Evidemment non, car l’esprit humain, par nature, est sujet à l’erreur.
J’appellerai donc, faute d’une définition plus précise, homme de jugement sûr, non pas celui qui ne se trompera jamais, mais bien celui qui, réfléchissant avant d’agir, s’entourera de toutes les garanties de succès et se prémunira contre toute possibilité d’échec imputable à un manque de sagacité.
Qu’on ne s’illusionne pas ! Nous écartons, par cette formule, aussi bien les impulsifs qne les hésitants : les premiers, parce qu’ils obéissent à des impressions irraisonnnées et qu’ils vont de l’avant, tête baissée, sans prévoir l’obstacle ; les seconds, parce qu’ils n’osent rien décider et ne veulent rien risquer.
Le jugement, comme toute vertu, est un juste milieu.
Celui-là seul a du jugement qui, avant de se lancer dans une entreprise, examine le pour et le contre, travaille à découvrir le fort et le faible d’une attitude ou d’un argument, tient toujours compte de ce qu’il a devant lui, homme ou doctrine, pèse, suppute, étudie.
Celui-là seul a du jugement qui se préoccupe des réalités autant que des théories, qui a le sens des opportunités, s’ingénie à deviner, sur preuves sûres, les états d’esprit qu’il rencontre, et sait choisir ce qui convient le mieux aux circonstances dans lesquelles il se trouve, sans abdications en face de la vérité, sans compromissions lâches, sans timidités paresseuses.
Celui-là seul a du jugement qui sait agir vite, au moment décisif et saisir les occasions qui se présentant mais qui est également capable de mortifier m combativité, c’est-à-dire de se taire, de temporiser, d’attendre.
Le jugement est fait d’un heureux mélange de hardiesse et de prudence, de force conquérante et de patience attentive, de persévérance, d’intelligence et d’énergie.
Mais, — et c’est la grosse question — comment acquérir pareille vertu ?
L’éducation du jugement est-elle possible ?
Il ne sera pas téméraire d’affirmer que cette rectitude, dans l’appréciation des conduites à tenir, est parfois totalement absente de certains esprits. Il y a des gens, — qu’on nous passe ce mot — presque inéducables.
Vis-à-vis d’eux, il n’y a qu’une manière de procéder. Il faut les écarter résolument de la direction d’un mouvement et ne leur point permettre d’engager les autres à l’aventure. Quels que soient leur science et leur dévouement, puisqu’ils n’ont pas les qualités d’un chef, ils ne sauraient prétendre à la direction et an commandement.
Le principe est facile à poser, tandis que l’application est singulièrement malaisée. Un brouillon qui ne soupçonne pas les difficultés est d’autant plus audacieux et téméraire que les obstacles n’existent pas pour lui et que la foule des inexpérimentés, séduite par son assurance et sa bravoure, ne demande qu’à le suivre aveuglement.
C’est donc à endiguer ce torrent, à canaliser ce fleuve impétueux qu’il faut s’employer sans relâche. Ce camarade ardent est un camarade à utiliser, mais auquel il faut savoir tracer sa besogne et dont il importe de contrôler soigneusement toutes les initiatives.
Cette discipline ne s’imposera pas sans heurts. La charité fraternelle, exactement pratiquée, amortira la rudesse de ces chocs.
S’il le faut même, on ne craindra pas d’en venir aux moyens extrêmes ; on se désolidarisera d’un « gaffeur » incorrigible ; on enfermera dans un cercle d’impuissance an malheureux qui ne peut se contenir et qui est capable des plus dangereuses excentricités.
Surtout, chacun de nous travaillera à la formation de son propre jugement en même temps qu’il aidera les autres à poursuivre semblable labeur.
Mais, quelle méthode employer, pour aboutir ?
Ici encore, distinguons. Il n’y a pas, pour dresser l’esprit à l’art d’apprécier sagement les hommes et les choses, de procédé infaillible, aboutissant par lui- même.
Il faut faire entrer en ligne de compte toute une série d’éléments. Enumérons les principaux.
La science est nécessaire au jugement. Mais quelle science ? Celle du passé d’abord, qui nous fournit des points de comparaison et de contrôle ; celle du présent ensuite, qui nous renseigne sur ce que l’on pense autour de nous, sur les besoins de notre époque, sur les préjugés et les aspirations de notre siècle.
Cela, les livres ne nous le donnerons jamais qu’en partie. Nous n’acquerrons cette connaissance experte de tout le bouillonnement confus d’erreurs, de vérités, de sagesse, de folie, au milieu duquel nous nous agitons, que par l’observation personnelle et directe de la vie. Apprenons à regarder les hommes et à découvrir les mobiles secrets de leur conduite. Confrontons leurs actions avec les lois parfaites que Jésus-Christ nous a imposées.
Enfin, critiquons et jugeons notre propre vie. Accoutumons-nous à démêler ce qui se passe en nous, « Connais-toi toi-même. » Cet axiome de la morale antique est toujours d’actualité. Faisons-en la règle de nos efforts.
Le génie, a-t-on dit, est une longue patience. L’acquisition du jugement ne peut être, elle aussi, que le fruit d’une chaîne d’efforts qui ne se lasseront jamais.
A nous de le comprendre, en demeurant convaincus que nous n’avons pas atteint le terme et en soumettant notre activité à une surveillance et à une discipline qui ne se démentiront jamais.
Mais puisque seule, l’observation de la vie est capable de nous aider à compléter les connaissances que nous acquerrons dans les livres, essayons maintenant, sur ce sujet, quelques brèves réflexions.
Qu’entendons-nous d’abord par l’observation de la vie ?
A chaque instant, nous nous trouvons en contact avec les hommes, nous les entendons parler et les voyons agir. La plupart du temps, nous passons, sourds, aveugles et indifférents, au milieu de ces leçons de choses, sans en tirer profit pour enrichir notre expérience. Nous avons tort, car les hommes se conduisent, même à leur insu, d’après des principes qui sont, les uns vrais, les autres faux.
Observer la vie, c’est donc regarder ce qui se passe autour de soi, pour s’instruire et parfaire son éducation. Tout dépend de l’état d’esprit dans lequel on est, vis-à-vis de ces manifestations très diverses de l’activité humaine.
Ceux-ci regardent les spectacles dont ils sont témoins en dilettantes amusés ; ce sont des curieux qui se divertissent des erreurs et des contradictions de ceux qui les entourent et qui aiment à les critiquer malicieusement. Ils se moquent de la maladresse des autres, sans se soucier de porter des jugements exacts et équitables.
Cette manière de procéder est nuisible et dangereuse. Ceux qui l’emploient tombent dans le scepticisme et risquent de s’égarer dans le dénigrement ; il ne faut point les imiter.
Observer la vie, c’est s’ingénier à comprendre les motifs qui font agir les hommes, remonter des faits à leurs causes et découvrir ce que l’on appelle la mentalité d’autrui, c’est-à-dire, pour parler clairement, ce que pense autrui, ce qu’il veut, le dessein qu’il poursuit.
Prenons des exemples. Voici quelqu’un qui parle religion devant vous. C’est un anticlérical. Il porte sur le catholicisme des appréciations fausses. Vous contenterez-vous de hausser les épaules, en murmurant : « C’est un sectaire ignorant ; il n’y a rien à faire avec lui ! »… Non, vous avez une autre tâche à remplir. Efforcez-vous de découvrir la provenance de ses préjugés et de ses erreurs. C’est peut-être un homme qui a été élevé chrétiennement. Il serait tort intéressant de savoir pour quelles raisons il a cessé de croire à sa religion et de la pratiquer. Remarquez qu’il vous fera rarement des aveux complets ; il faudra, avec ce qu’il dit, discerner ce qu’il cache.
Voici un ennemi des lois dites sociales. N’estimez- vous pas qu’il serait urgent de démêler comment il en est arrivé à combattre des mesures législatives que vous jugez excellentes. Est-ce sottise, égoïsme ou conviction fondée sur des raisons discutables, mais sérieuses ?
A chaque instant, nous coudoyons des individus qui ne songent jamais à se préoccuper de la répercussion de leurs actes dans la vie d’autrui. Ils vont, insouciants, légers, faisant du mal et causant du tort sans s’en apercevoir. Considérez ce que toutes les enquêtes des Ligues sociales d’acheteurs nous ont révélé de détails navrants depuis quelques années !
Quel sera pour vous le résultat pratique de toutes ces observations quotidiennement enregistrées ?
En premier lieu, vous vous formerez vous-même et vous vous réformerez.
Vous vous formerez, ce qui veut dire que vous pourrez acquérir des idées, des principes, qui vous aideront à diriger votre propre conduite. Vous saurez mieux, par le détail, ce qu’il faut faire et ce qu’il faut éviter, et vous posséderez une règle de jugement et d’appréciation qui vous sera fort utile à vous-même.
Vous vous réformerez, ce qui veut dire que vous modifierez votre manière d’agir et l’adapterez aux lois d’activité que vous aurez découvertes. Vous approcherez ainsi, chaque jour, d’une justice de vie plus parfaite en vous accoutumant à tenir un compte plus rigoureux des droits, mieux connus, de chacun de vos frères.
En second lieu, vous serez mieux armé, pour la besogne de conquête que vous voulez entreprendre.
Formé et réformé, vous donnerez des exemples qui étonneront les autres et les amèneront peut-être à réfléchir sur leurs propres erreurs.
De plus, vous saurez ce qu’il faut dire à chacun, et comment doit s’adapter la vérité éternelle aux nécessités changeantes des consciences et des âmes. Comprendre un interlocuteur, c’est-à-dire démêler les grandes lignes de sa psychologie, c’est déjà l’avoir à moitié convaincu.
Il ne saurait être question de flatter celui qui ne trompe et d’abdiquer vos idées pour lui être agréable, mais simplement de lui tenir un langage qui lui soit accessible et de lui présenter dm arguments qui soient de nature à le toucher.
Ajoutons que cette observation de la vie contient deux éléments qu’il importe de distinguer.
Les faits enregistrés doivent nous révéler les causes générales, humaines et éternelles, des actions des hommes. Quelque forme que revête notre activité, le nombre des motifs qui nous font agir n’est pas indéfini. Il y a un chiffre catalogué de grandes passions et de mesquines convoitises. La première expérience à acquérir, c’est cette expérience générale, commune, universelle, qui vaut pour tous les pays et pour tous les siècles.
Il en est une autre, localisée, pour ainsi dire, dans l’espace et dans le temps. Chaque époque a sa note dominante, ses préjugés particuliers. Chaque cité, chaque village, chaque groupement professionnel ou social a son caractère ; c’est une sorte de tempérament qui lui est propre et qui est la résultant d’une foule d’influences qu’il faut savoir démêler.
Mais c’est ici qu’est la difficulté : comment observer et comment savoir si l’on fait des observations justes ?
Comment observer ? En faisant le travail personnel qui incombe à tout observateur, en regardant soi- même la vie et en la jugeant, en s’accoutumant à voir et à raisonner ce que l’on voit, bref, en utilisant ses lectures, ses conversations, ses promenades.
Faut-il, en se levant le matin, se dire : « Aujourd’hui, j’observerai la vie » et ensuite, s’installer à l’entrée d’un pont ou voyager en tramway, pour recueillir les propos des passants ? Ce serait puéril et inefficace. Cette contention d’esprit serait improductive. On ne fait pas de la psychologie sur commande.
Contentez-vous d’avoir, comme disposition générale, la volonté de voir, d’entendre et de réfléchir et vivez.
Du reste, cette éducation du jugement par l’observation de la vie peut être le résultat d’un travail collectif qui s’ajoute à l’effort individuel, le complète et le contrôle.
Causez avec vos amis, de tout ce qui vous a semblé digne de remarque ; que sont ces séances de Cercle d’études où chacun rapporte les objections qu’il a entendues contre la religion ou demande une réponse aux questions qu’on lui a posées, sinon des occasions d’enregistrer et de raisonner des observations faites ?
Nous espérons, par les remarques qui précèdent, avoir mieux mis en lumière leur rôle et leur utilité.
Il faut se servir aussi de la méthode des enquêtes. Elle oblige ceux qui en usent à des constatations précises, rigoureuses, multiples. Le questionnaire est un guide qui marque les points à noter et jalonne la marche à suivre.
Comment savoir si l’on fait des observations justes ? D’abord, en confrontant ses propres constatations avec celles d’autrui, ensuite en acquérant peu à peu des règles de jugement, enfin en rectifiant sans cesse, par des remarques nouvelles, les anciennes.
Il ne faut pas craindre d’ajouter que la prière a sa place, dans tout ce labeur. Nous ne sommes pas des dilettantes, semblables à ces commères de villages qui, accoudées sur l’appui de leurs fenêtres, regardent les passants, pour s’amuser de leur tournure et rire de leur visage ; nous sommes des chrétiens qui veulent devenir meilleurs et entraîner les autres à leur suite ; nous voulons une société plus juste, composée d’individus plus saints et régie par des institutions plus sages. C’est à l’Esprit Saint, l’Illuminateur et le Sanctificateur parfait qu’il faut demander de nous éclairer en nous fortifiant. Parmi ses dons, n’oublions pas ce don de lumière dont il est l’unique Dispensateur et supplions-le humblement de nous l’accorder, afin que nous soyons en mesure de mieux remplir la tâche que nous avons assumée.
Le temps des vacances est, entre tous, propice à cette observation de la vie.
Pendant cette période de l’année, le travail ordinaire est momentanément suspendu, dans les Cercles et les groupes. On se repose et l’on se déplace. On va visiter ses amis, prendre part à des congrès ; on organise des excursions en commun.
Ce serait, remarquons-le d’abord, une erreur de croire que les heures ainsi employées sont perdues pour l’action féconde et l’éducation de l’esprit. Un travail, toujours le même, fatigue par sa monotonie. On se sentirait vite saisi par la lassitude, si l’on se condamnait à répéter sans trêve les mêmes actes coutumiers. Il faut une diversion aux discussions savantes qui ont occupé les soirées d’hiver, une relâche dans la série des conférences, une halte réconfortante, dans le labeur acharné d’une propagande épuisante.
Mais, de ce repos lui-même, il faut savoir tirer profit.
Les voyages, a-t-on dit, sont excellents, pour former la jeunesse. Montaigne, éducateur expert, vante à bon droit leur utilité. Mais, il y a un art de voyager.
Faut-il faire comme un mien ami qui prenait, chaque été, un billet circulaire, s’enfermait dans un wagon, donnait deux ou trois heures aux villes qu’il traversait, voulant, on l’aurait pu croire, établir le record du maximum de kilomètres parcourus dans le minimum de temps ? Evidemment non, car cette course folle, il ne rapportait que des visions confuses de cathédrales, de musées, de statues, entrevus d’une façon rapide, à travers l’éreintement de déambulations interminables sur les pavés de cités diverses.
Il faut apprendre à regarder les choses. J’ajouterai même que les choses ne sont intéressantes que dans la mesure où elles nous servent à comprendre les hommes. Un monument est un document, un paysage un cadre dans lequel évolue une race. C’est le milieu qui aide, parfois, à comprendre les mœurs et c’est l’étude des mœurs qui doit, avant tout, retenir notre attention, parce que nous n’avons pas le droit de n’être que des collectionneurs de cartes postales.
Préparez donc vos voyages. Ne vous contentez pas d’acheter un Bœdeker ou un guide Joanne, pour avoir l’adresse des bons hôtels et posséder une liste complète des curiosités locales.
Faites» par exemple, certaines lectures historiques ou archéologiques, qui vous donneront quelque idée des pays que vous allez visiter. Surtout, mettez à contribution vos relations et vos amis.
Il y a, à l’heure actuelle, appartenant à nos divers groupements de jeunesse, des camarades qui, dans presque toutes les villes de France, seront heureux de vous consacrer quelques instants, lors de votre passage. Ecrivez-leur, prenez un rendez-vous et allez les voir.
Il ne s’agit pas de leur imposer la corvée d’être votre cicérone ou de leur demander l’hospitalité. Trouvez seulement le moyen de causer un peu avec eux de tout ce qui fait l’objet de vos préoccupations habituelles. Interrogez-les sur leurs méthodes d’action, sur les résultats qu’ils obtiennent, les difficultés qu’ils rencontrent et la manière dont ils essaient d’en triompher.
Vous reviendrez chez vous riches d’observations, ayant profité de l’expérience d’autrui, avec des idées nouvelles que vous tâcherez d’adapter aux besoins de votre coin de terre, décidés à ne point copier servilement ce que vous aurez vu ailleurs, mais à vous en servir comme d’un exemple et d’une leçon.
Ces constatations dissiperont peut-être quelques- unes des illusions où vous vous complaisez.
On s’imagine aisément que tout est facile ailleurs et difficile là où l’on travaille soi-même. Cela s’explique : du labeur d’autrui, le bruit public n’enregistre que les résultats, sans faire connaître les déboires et les peines. D’autre part, on a beaucoup de mal à se rendre compte de l’effet produit par ce que l’on a tenté et l’on est porté à croire que les obstacles que l’on rencontre sur sa route, n’existent pas dans d’autres pays. Nous labourons la terre ingrate, les autres sèment dans un sol bien préparé.
C’est une erreur. Il n’y a pas de milieu facile à pénétrer. Partout, on se heurte à des barrières et les préjugés, pour changer de nom, du Nord au Midi et de l’Est à l’Ouest, n’en sont pas moins tenaces. Ce ne sont pas toujours les mêmes, mais il en existe toujours.
Que de fois, faisant des tournées de Conférences, je me suis trouvé avec des amis qui, m ayant invité à venir les voir, éprouvaient, à mon arrivée, le besoin de m’expliquer que chez eux, la tâche était mille fois plus malaisée qu’ailleurs. « Vous savez, affirmait-on. ici, ce n’est pas comme à X..où vous étiez hier,.. Là-bas, ils sont favorisés ; dans leur groupe, ils ont un camarade qui parle très bien, et puis, le milieu est sympathique. Ce n’est pas comme chez nous,.. » Suivaient des doléances interminables et des récits, non moins interminables, d’échecs et de déconfitures.
La veille, dans cette bienheureuse ville de X.,,, dont on me vantait maintenant les merveilles, j’avais dû entendre et subir les mêmes gémissements et on m’y avait dit : « Ah ! demain, vous irez à Y… Ce n’est pas comme ici… Là-bas, ils sont bien plus favorisés que nous, etc. »
Si l’on voulait accorder crédit à des plaintes de ce genre, ou finirait par ne plus rien faire du tout.
En découvrant que rien ici-bas ne n’accomplit d’utile et de bon, sans lutte et sans souffrance, on apprend à raffermir son courage et l’on parle enfin le langage de la sagesse. On se dit : « Travaillons de notre mieux, là où la Providence nous a placés et allons de l’avant sans crainte et sans peur. »
Les remarques précédentes nous ont servi à mettre en lumière deux aspects différents de l’utilisation des voyages de vacances ; elles nous ont fait voir comment l’expérience d’autrui peut enrichir la nôtre et comment aussi la vue des difficultés où se débattent nos lointains amis doit nous enseigner à supporter nos propres déboires.
A ces observations, nous en joindrons une troisième. A travers la diversité des groupements qui se partagent l’adhésion des jeunes catholiques français qui ont confiance dans l’avenir de notre démocratie et aspirent à faire aboutir les mêmes réformes sociales, on découvre aisément une communauté heureuse de tendance» et d’espérances.
Avoir acquis par l’étude des faits, accomplie sur place, la certitude qu’il y a, en France, une foule de jeunes gens qui pensent comme nous pensons, veulent ce que nous voulons et travaillent, de tonte leur âme, à leur culture morale, n’est-ce pas s’être procuré, pour les heures pénibles de la bataille prochaine, une énergie de combat que rien ne pourra détruire ?
Le lien créé entre tant de cœurs excellents, séparés d’ailleurs, par des divergences de vues sur l’opportunité de telle ou telle méthode, mais réunis par l’amour du Christ et le souci toujours plus pressant de devenir meilleurs, n’est-il pas un lien précieux entre tous, le gage d’une communion réelle dans le désir de réaliser un idéal supérieur de Justice et d’Honneur ?
C’est une excitation à un effort nouveau d’autant plus souhaitable que, dans leurs villages, dans leurs ateliers, dans leurs bureaux, nos amis sont, presque toujours, isolés et, parfois, découragés et impuissants.
Un mot, en terminant sur ce sujet, des voyages à l’étranger. Ils offrent les mêmes avantages que ceux que l’on peut faire sans franchir les frontières de son pays. Bien préparés, selon la méthode que nous avons préconisée, ils donneront, pour la formation sociale, des résultats meilleurs encore que ceux que nous avons décrits.
Le champ de comparaison étant plus vaste, les observations faites n’en seront que plus intéressantes et plus variées.
De plus, de loin, dans une autre atmosphère, nous verrons les questions qui nous occupent sous un angle plus large et avec un esprit plus indépendant des contingences nationales. Je ne sais rien de meilleur que ce recul pour mettre de la sérénité dans nos jugements et de l’ampleur dans nos appréciations.
On l’a dit avec raison, il faut avoir quitté quelquefois la France, ne fût-ce que la durée de quelques semaines, pour sentir comme on l’aime et pour mieux comprendre son âme et son génie. Les séparations courtes sont favorables au développement de l’amitié. Privé de ceux que l’on chérit, on apprécie mieux le charme de leurs qualités et l’on est plus équitable en les jugeant.
Puissent ces notes, qui contiennent plutôt des indications générales que des développements méthodiques, amener quelques-uns de nos jeunes amis à réfléchir devant leur conscience et devant Dieu au profit moral et social qu’ils ont tiré de leurs voyages.
La Providence ne fait rien sans cause ; si elle nous fournit l’occasion de parcourir des villes inconnues, de voir des visages nouveaux, elle entend bien que nous sachions utiliser, pour notre formation, les ressources qu’elle nous offre.
Il n’est nullement ridicule d’envisager sous cet angle la question des voyages et de faire intervenir Dieu jusque dans le repos des vacances. Il y a, pour l’homme, des manières diverses d’exercer son activité ; ce sont ces changements qui constituent le repos. Mais il est un effort qui ne souffre aucun répit, c’est l’effort de vivre, pour se rapprocher, par la culture du Cœur et de l’Esprit, du Maître suprême et parfait qui est toute Science et toute Sagesse.
IV
Tout cet effort personnel dont nous venons de décrire les principales conditions doit s’achever dans de fréquents examens de conscience qui permettront aux jeunes militants de juger leur vie, de noter leurs succès comme leurs défaillances et de guider, de façon sûre, leur marche en avant.
Dans notre vie individuelle tout autant que dans notre action extérieure, nous devons vouloir le progrès. Nous souhaitons toujours que demain soit meilleur qu’aujourd’hui. Comment parviendrons- nous à réaliser nos espérances ?
Il nous faudra d’abord, cela va de soi, entretenir en nous la flamme intérieure, c’est-à-dire l’élan, le zèle et l’enthousiasme. Notre âme, ainsi entraînée restera sous pression, toujours capable de dévouement.
Mais nous avons trop répété que « l’emballement », même à l’état latent et permanent, ne suffit pas, pour nous contenter de cette réponse. Souhaitons d’agir, oui, certes, mais souhaitons surtout ‘d’agir bien, c’est-à-dire opportunément.
Si nous voulons que notre action soit productrice, qu’elle amène de vrais résultats, sachons, de temps en temps, la suspendre pour la juger.
Pourquoi chacun ne se réserverait-il pas, de temps en temps, une soirée de solitude et de prière, pour se mettre en face de la réalité de sa vie ?
A l’occasion de nos retraites annuelles, de nos confessions ordinaires, nous regardons en nous, mais la plupart du temps, nous ne le faisons que d’une manière superficielle. Nous n’allons pas jusqu’au fond de notre âme, pour apprécier notre conduite et nos dispositions.
L’examen de conscience que je préconise ne doit pas être seulement consacré à la recherche de nos fautes ; il doit consister surtout dans une vue d’ensemble qui nous permettra de nous rendre compte du point où nous sommes arrivés. C’est une sorte de conseil de guerre ; la bataille livrée, perdue ou gagnée, l’état-major fait la critique des opérations et détermine la marche à suivre, pour le lendemain.
Et voici, à grands traits, ce que peut-être chacun de nous pourrait se demander à lui-même :
J’ai pris la résolution de vivre d’une vie toujours grandissante ; je déteste la médiocrité des âmes égoïstes et lâches et je me veux en perpétuel progrès. Toute la question est de savoir si j’ai réalisé cette loi de ma vie, ou si j’ai reculé ou si je suis demeuré stationnaire. Je vais chercher à la résoudre et, pour y parvenir, j’examinerai ce qu’a valu, au cours des mois écoulés, l’ensemble de ma vie religieuse. Je me suis soumis à toute une discipline de prières, de réceptions de sacrements, j’ai assisté à une multitude d’offices, j’ai fait des lectures destinées à développer ma vie intérieure : cela a-t-il vraiment alimenté, soutenu, éclairé tout le reste de mon activité ?
N’y a-t-il pas quelques réformes à introduire dans ma conduite ? Suis-je assez énergique pour maintenir rigoureusement les résolutions prises, secouer la routine, me mettre dans des conditions qui me rendent capable de profiter de la grâce de Dieu?
J’ai des devoirs intellectuels, les ai-je remplis ?. Voyons un peu ce que j’ai lu, depuis un an. A quoi ces lectures m’ont-elles servi?… Et, si telles sont actuellement les questions sur lesquelles je suis, pour le moment, suffisamment renseigné, quelles sont celles que j’aurais besoin d’étudier, soit pour fortifier mes convictions catholiques, soit pour augmenter ma valeur professionnelle, soit pour hâter ma formation morale? Constatons avec soin et précisons nos lacunes.
Ne serait-il pas préférable pour moi d’abandonner la lecture de telles et telles publications où je ne trouve pas grand chose pour nourrir mon esprit et de la remplacer par la lecture de telles ou telles autres ?
Passons maintenant à mon caractère ? S’améliore-t-il ? Ai-Je pris l’habitude de me surveiller, afin d’apprendre à me connaître ? Quelles sont mes tendances coutumières ?
Celles que j’avais résolu de combattre, les ai-je combattues ?… Et, si je l’ai lait, à quels résultats suis- je arrivé ? En conséquence, convient-il de déclarer que j’ai partie à peu près gagnée, pour la pratique de cette vertu, et qu’il convient de faire porter tout mon effort sur un autre point ?
Essayons môme de remonter un peu plus loin dans notre histoire intime, pour y suivre la marche de nos luttes contre le mal, séparer les périodes de victoire et de progrès des époques de défaite et de recul. Déterminons ensuite les causes probables qui expliquent ces alternatives de succès et de revers. Nous pourrons ainsi acquérir, par la leçon môme des faits, comme une sorte de science expérimentale de notre tempérament qui nous rendra capables de prudence. Nous saurons mieux ce que nous pouvons attendre de nous-mêmes, dans quelles limites doit travailler notre volonté et sur quels points menacés s’exercera surtout désormais notre vigilance.
Il y aurait lieu de réviser notre conduite journalière pour savoir s’il serait bon pour nous de modifier nos habitudes, de proscrire celles-ci et d’essayer d’acclimater celles-là.
Je passerai enfin en revue les diverses catégories de personnes avec lesquelles je suis en relation et j’examinerai si, dans mes rapports avec le prochain, tout est conforme au bien, à la justice, âmes obligations d’apostolat. Vaste champ d’investigation qu’il me faut parcourir pour me permettre de juger pleinement de la valeur de ma vie.
Marquons quelques points de repère : ma famille, mes amis, mes relations professionnelles, ¡ceux sur qui je puis avoir de l’influence, les incroyants et les adversaires de mes idées, mes fournisseurs, etc…
Vis-à-vis de chacune de ces catégories de personnes, même méthode d’examen. Qu’ont valu mes exemples et mon influence ?…
Que faire pour produire plus et mieux ?…
En entrant dans les détails qui précèdent, nous n’avons pas eu la prétention de dresser le plan d’un examen de conscience complet. Nous avons laissé de cette une foule de questions importantes, qu’il aurait été urgent de poser, celle de l’organisation des ressources financières, par exemple, qui mériterait à elle seule une longue étude, car il ne serait pas sans intérêt de rechercher quelles dépenses doivent figurer au budget d’un jeune militant catholique.
Notre but a été de fournir quelques exemples capables d’aider nos amis, dans ce travail d’âme que nous leur proposons.
C’est à chacun, d’après ce qu’il sait de lui-même, de sa vie, de ses occupations et de ses obligations, de se tracer à lui-même le plan de cet examen personnel et d’en délimiter les grandes lignes.
L’habitude prise, il faudra revenir de temps en temps sur le travail accompli, afin de comparer le passé et le présent, de modifier, selon les circonstances, la ligne de conduite adoptée.
Cette ligne de conduite, il sera bon de la résumer en quelques résolutions, aussi peu nombreuses que possible et toujours très précises.
Il nous semble qu’il y a lieu surtout, et dune manière générale, en dehors des règles de piété sur lesquelles on prendra tout spécialement l’avis de son confesseur, de se tracer à soi-même un plan de lectures et de travaux, destiné à guider l’activité intellectuelle, de se prescrire quelques résolutions devant aider à la réforme des mœurs et du caractère, et de se préciser un but, dans l’apostolat que l’on veut entreprendre ; c’est-à-dire de circonscrire par avance le cercle de son influence.
Enfin, il ne faudrait pas, sous prétexte de réglementer sa vie, l’enfermer dans un cadre rigide et s’interdire à soi-même toute modification aux résolutions prises et aux plans adoptés. Il faut toujours tenir compte des circonstances qui peuvent déterminer des changements et sont parfois inattendues.
Toute discipline de vie est un moyen et non un but. Le but, c’est notre progrès moral. Le jour où telle forme de discipline de vie retarderait notre progrès moral, il faudrait en choisir une autre, mieux adaptée aux besoins nouvellement constatés. L’important, c’est d’en avoir une qui nous aide à faire de bonne besogne.
Est-il utile d’ajouter qu’il sera parfois difficile de faire seul tout le travail dont nous venons d’esquisser le plan essentiel ? Souvenons-nous que nous ne sommes pas des isolés dans la vie. Nous avons un directeur de conscience, des amis intimes, qui nous connaissent et nous aiment et ne demanderont pas mieux que de nous aider des lumières de leur expérience et de leurs conseils. Rappelons-nous encore que le secours de Dieu ne nous manquera pas et que la prière a sa place de choix, son rôle primordial, qu’il ne faut pas oublier. Soyons môme bien persuadés que sans les bénédictions du Ciel nous ne pouvons rien.
On voit, sans qu’il soit besoin d’insister, ce que pourrait devenir une vie humaine, ainsi contrôlée. L’effort personnel pourrait alors s’épanouir, d’une manière ferme et sûre, parce qu’il serait dirigé et surveillé. Le travail intellectuel et moral accompli dans les Cercles d’études serait ainsi mis en valeur pour aboutir à l’éducation sociale de chacun. De ces cénacles obscurs sortirait enfin la génération d’hommes dont nous avons besoin.
SOURCE: Eugene Beaupin, L’Education Sociale et les Cercles d’Etudes, Bloud et Cie, Paris, 1911