La Crypte de Stanislas

Il y a cinq ans de cela (écrit le 10 décembre 1897), nous étions presque des enfants encore: c’était l’époque ou les premiers fondateurs du Sillon cherchaient avec un peu d’anxiété un gérant pour leur revue, aucun d’eux n’étant encore majeur. Nous étions au collège, enfermés dans l’aridité d’une préparation d’un examen, avec l’Ecole Polytechnique devant les yeux, mirage séduisant lorsqu’il fuit devant vous, moins ravissant, hélas! lorsque enfin il s’ouvre au désir, et que l’oasis devient prison. Or, nous nous aperçûmes un jour de la vanité de cette vie quotidienne, si rien ne l’inspire et ne le transfigure; de l’inanité de ces existences correctes en apparence et bien réglées, renfermées dans les froids casiers de la bonne éducation, mais que rien ne fait vivre que la routine et la convention. Quand on commence ainsi, on arrive vite à se persuader de l’irrémédiable sottise de la vie humaine, et ce n’est pas avec la fougue de nos vingt ans que nous pouvions nous arrêter en chemin. Seulement, si nous détruisions d’une main, c’était pour rebâtir de l’autre; si nous voulions arracher les plantes banales et malsaines que nous devinions autour de nous, c’était pour y planter le grand arbre du « christianisme démocratique et social », le seul que nous jugions complet et fécond. 

Alors, nous sentîmes un grand besoin de parler entre nous de toutes ces ardeurs qui brûlaient le cœur, de nous connaître, de former et d’entretenir parmi nous une sorte « d’âme commune », de nous détacher des vulgarités d’une vie toute matérielle et sans au-delà, de nous préparer aux grandes luttes futures dans une sorte de veillée d’armes fraternelle et de trouver quelque but sublime auquel offrir nos arides travaux quotidiens, transfigurés tout à coup et acceptés avec amour. On nous permit de nous réunir chaque semaine dans une salle souterraine, que l’on appelait la « Crypte », et là, nous parlions de tout et de rien, avec inexpérience et avec audace peut-être mais avec cette conviction qu’il fallait faire quelque chose et que si nous ne demandions ni succès ni gloire, mais seulement la consolation d’être de bons et dociles ouvriers de Jésus-Christ, Il exaucerait notre prière. Les conférences de la Crypte étaient ainsi fondées. 

Tout cela était certes bien vague et imprécis. Mais nous étions presque fiers de ne pas avoir de programme déterminé ; nous voulions chercher avec sincérité, nous avions cette assurance que les manifestations de la vie du Christ dans le monde varient, tandis que le monde change, lui aussi, et qu’il ne faut pas rester attaché au vêtement qui s’use et tombe. Nous étions d’ardents démocrates et lorsqu’un jour nous fîmes venir de Lille un ouvrier chrétien pour nous parler de la question sociale, nous le portâmes presque en triomphe, fiers de notre audace, pleins de foi en l’avenir que nous croyions toucher du doigt en une heure de juvénile transport… Nous avions ainsi nos grandes fêtes ; de temps en temps, nous appelions à nous des hommes compétents et nous nous instruisions en les écoutant, mais nous ne voulions pas recevoir de doctrine toute faite : hors de l’Eglise, nous ne reconnaissions aucune infailibilité. 

Oh ! cette fièvre d’apostolat, ces interminables conversations pour gagner des disciples à notre cause, ces visites dans les cours des autres divisions pour susciter des initiatives, ces luttes contre l’indifférence ambiante, ces dévouements d’un bon nombre de nos amis qui, chaque jour de sortie, allaient jouer avec des fils d’ouvriers dans des patronages, répondant à l’appel de l’abbé Soulange qui nous avait révélé un jour, à nous, pauvres reclus, que le peuple était tout à côté et qu’il y avait une façon à notre portée de prendre contact avec lui ; ces enthousiasmes, ces élans vers l’avenir, ces rêves d’action, tout cela resta enfermé pendant longtemps dans la petite Crypte souterraine, berceau très aimé, et je crois que toute ma vie, lorsque je ressentirai en moi l’appel de nobles idées, je reverrai cette petite salle avec ses longs bancs en gradins, éclairée par quelques lampes électriques, cachée mystérieusement sous terre, et où l’on se précipitait en foule, en se bousculant, avec cette impression émouvante d’une grande tâche à accomplir à laquelle on se préparait ainsi dans l’ombre… J’entendrai toujours un lointain écho de tous ces jeunes cris, de toutes ces fougues de langage, de toute cette passion, de toute cette foi ; je reverrai aussi la figure aimée du prêtre qui sut nous conserver intacte notre liberté, qui travaillait avec une ardeur toute désintéressée à enlever les barrières qui auraient pu briser notre initiative, qui ne cherchait jamais à nous imposer ses vues personnelles, et qui fit tant pour notre oeuvre, mais toujours avec l’intelligente délicatesse de nous persuader que nous étions seuls à tout faire. Je m’attarde au charme de ces souvenirs, et voici qu’il me faut raconter très vite maintenant la genèse de la « Crypte » : les anciens élèves revenant chaque jour plus nombreux au milieu de leurs camarades et amenant avec eux leurs nouveaux amis, divers par leurs préoccupations, par leurs études, polytechniciens, normaliens, étudiants en Lettres et en Droit, se trouvaient réunis dans la salle trop étroite parmi les collégiens plus jeunes qui recevaient leurs aînés ; ils étaient un peu étonnés de traverser ce collège que, pour la plupart, ils n’avaient jamais vu et de descendre dans cette cave, mais vite ils se sentaient chez eux tout de même, parce que tous ils comprenaient qu’il n’y avait là rien d’apprêté ni d’officiel et que c’était une simple réunion d’amis. 

Hélas ! il fallut quitter le berceau. Ce fut un peu dur, cette séparation, et cela eut des airs tristes de départ du foyer paternel. Et pourtant, quand le fruit tombe de l’arbre, n’est-ce donc pas qu’il est mûr et doit germer pour l’avenir ? On laissa la vieille « Crypte » aux jeunes de Stanislas, et l’année dernière, nos amis, chaque jour plus nombreux, venus de milieux bien divers, mais réunis par un même esprit, reçurent pour leurs réunions l’hospitalité d’une salle amicalement offerte par le Cercle du Luxembourg. On promit à ceux qu’on quittait de ne pas les oublier, d’aller les voir souvent, mais sans gêner, comme par le passé, leur expansion personnelle ; on les invita aux réunions nouvelles ; puis, avec un peu d’appréhension peut-être, mais avec confiance malgré tout, on s’en alla vers l’avenir. 

Et voici que la « Crypte » a grandi encore. Des amis nouveaux lui sont venus un peu de partout, de Paris comme de la province ; elle entretient des relations avec bien des groupes existants déjà et voisins d’elle par leurs aspirations ; il a même fallu, hélas ! former un Comité et donner à cette âme, quoique à regret, ce minimum de corps nécessaire, comme nous disions alors. 

Aujourd’hui enfin, la « Crypte » sort définitivement de ses langes : elle a un bulletin ses fondateurs, ayant quitté les Ecoles du gouvernement, n’ont plus besoin de se couvrir de tant de voiles ; ils peuvent écrire et parler au grand jour. Dans nos réunions d’aujourd’hui, il ne reste plus que deux choses de la « Crypte » d’autrefois : notre esprit, qui a pu se préciser mais n’a pas changé, et notre nom, souvenir si cher que nous avons tenu à garder comme une preuve de fidélité, de bon augure pour l’avenir. 

II 

Quand je songe que la cinquième année d’existence de la Crypte vient de s’achever, je ne puis m’empêcher de ne pas bien comprendre comment il se fait qu’elle ait pu vivre, alors qu’elle n’a jamais poursuivi — il faut l’avouer — aucun but précis et déterminé, alors qu’elle n’a jamais eu pour la soutenir le squelette d’aucune organisation, alors surtout que personne ne s’est jamais occupé de la fonder et qu’elle est née toute seule comme d’elle-même… Et voilà que me reviennent au cœur les impressions d’il y a cinq ans, cette réclusion intellectuelle et morale de l’Ecole préparatoire, ces études spéciales poussées dans le but unique d’un succès d’examen, cette séparation d’avec tout ce qui est vivant, la sensation d’un exil douloureux parmi des compagnons trop résignés et comme déshabitués de liberté ; … et puis ma propre faiblesse dans ce milieu déprimant, rendue plus cuisante par mon impossibilité de me soumettre à l’empreinte ou de souffrir en silence.., et aussi cet instinct que d’autres sentaient comme moi et souffraient comme moi et voulaient comme moi et que nous vivions côte à côte, mais comme des étrangers unis seulement par les liens inutiles et parfois malfaisants d’une camaraderie de convention et toute superficielle. 

Et je me souviens de cette première réunion dans la Crypte de notre collège pèle-mêle, des élèves un peu de toutes les classes, ne sachant pas pourquoi ils étaient ainsi convoqués, et le censeur mêlé à eux, ignorant lui aussi ce qu’on allait faire, mais confiant tout de même… Et tout simplement, je leur ai dit ce que depuis trop longtemps je renfermais dans mon âme et ils ont compris ; et je leur ai proposé de nous connaître, de nous aimer, de nous faire une « âme commune » et de nous préparer ensemble comme dans une « veillée d’armes » à la vie pour le peuple, pour le Christ.., et c’est ainsi que se sont formés des liens d’amitié dont sans doute des âmes neuves comme étaient les nôtres peuvent seules connaître les généreuses étreintes. 

Or, c’est de cette première réunion que date la « Crypte » ; en vérité, elle ne pouvait avoir un berceau plus humble, et il n’est pas inutile peut-être de s’en souvenir, alors que depuis on s’est plu souvent à la considérer comme je ne sais quelle ambitieuse organisation. Il n’est pas sans importance de montrer à nos nouveaux amis l’humilité de notre tâche primitive, limitée aux murs d’un collège, de leur faire pénétrer aussi son audace presque téméraire, puisqu’il s’agissait, en somme, d’atteindre, dé transformer, d’unir ce qu’il y a de plus intime dans l’âme humaine, et puisque nous réclamions le don absolu et sans arrière-pensée de la vie tout entière à la cause dont nous voulions être les apôtres ; et certes, il n’est pas sans charme et sans réconfort pour nous autres, qui avons connu les premières journées de la « Crypte », de revenir sans cesse sur ces vieux souvenirs ; nous sentons alors se réveiller en nous dans leur forme naïve les enthousiasmes d’autrefois. Tous ces obstacles lassants et douloureux qui, dans la réalité quotidienne, séparent l’idée de l’action, s’évanouissent à nos regards soudain rajeunis ; il nous semble comme autrefois que le but est tout près de notre main et, oubliant un instant les cruelles âpretés de la route et le lent détour du chemin, nous levons enfin les yeux et nous apercevons les hauts et blancs sommets qui nous attirent et dont le grave et silencieux appel réchauffe notre cœur et hâte notre marche. 

D’ailleurs, comment ne pas s’attarder à ces souvenirs, si la « Crypte » en somme est toujours restée ce qu’elle fut autrefois, un appel fraternel et spontané à chercher le sens véritable et le but de la vie, à s’élever au-dessus des entraves accumulées par l’éducation, les préjugés de classe et de milieu, les formes multiples de la vanité et de l’égoïsme, si son but véritable fut toujours de libérer les âmes ?… Or ce travail, si primordial, si simple qu’il fait sourire certains, est cependant si nécessaire, si universel que partout notre « Crypte » a pu renaître sous la forme la plus multiple, car c’était bien la « Crypte » encore ces amicales réunions où, dans les casernements de l’Ecole polytechnique, pendant les récréations, nous essayions de nous élever un peu au-dessus de la vie étroite, égoïste et souvent puérile qu’était la nôtre, pour parler à cœur ouvert des hautes questions qui réclamaient notre attention et notre dévouement; étranges réunions, ouvertes à tous, où chacun, quelles que fussent sa provenance, ses idées, sa religion, pouvait parler librement, à condition d’être sincère, et que n’osaient pas troubler les plus hostiles à toutes nouveautés, les plus antipathiques même à notre action, étonnés sans doute et comme désarmés par tant de simplicité et une si évidente bonne foi ; et c’était bien la « Crypte » aussi ces toutes petites assemblées réservées cette fois aux seuls croyants où, toujours à l’Ecole, nous nous réunissions quelques-uns en silence, dans le fond de quelque casernement retiré, pour prier, lire les livres saints, méditer ensemble à haute voix, nous fortifier et nous encourager : nous étions heureux et comme fiers de pouvoir, parmi tant de grossièretés morales et tant d’indifférence religieuse qui semblaient avoir tout envahi autour de nous, faire entendre les divines paroles du Maître ; et nous voulions que notre petit groupe, bien loin de rester replié sur lui-même, fût comme un généreux ferment destiné à transformer toute la masse inerte ou hostile. 

Quand nos amis qui sont officiers essayent, en parlant avec leurs soldats, de montrer à tous la grandeur d’une tâche acceptée librement par amour pour le pays, quand ils s’efforcent d’animer et de vivifier chaque détail de la vie militaire en en faisant ressortir la portée patriotique et le sens moral, quand ils tâchent de leur faire pénétrer l’égalité fondamentale et la fraternité démocratique qui, en dépit des apparences, devraient unir tous ceux qui se dévouent à la même patrie, quand dans le fond des silencieuses chambrées ils arrivent à vaincre la timidité froide et défiante des soldats, à leur faire reprendre conscience de leur dignité d’hommes et de citoyens, et que ceux-ci, étonnés mais confiants, commencent à comprendre que leurs années de service pourraient bien ne pas être simplement une odieuse corvée et lentement redescendent au fond d’eux-mêmes, où, sous une écorce factice de préjugés, de rancunes, de désirs et d’égoïsmes, ils découvrent peut-être la vérité pure et bonne qui y demeure encore, quand ils travaillent ainsi avec constance, avec amour, n’est-ce donc pas, dites-le moi, l’œuvre de la « Crypte » qu’ils continuent ainsi d’une façon mille fois plus réelle encore que lorsque nous parlions avec passion du rôle moral de l’officier dans notre vieille Crypte souterraine ?… 

Et ces conférences dans les cercles des patronages, dans les groupes ouvriers où l’orateur a plus encore à cœur de causer que de parler, où bien vite, malgré les différences de milieu et d’occupation, on sent combien sont forts les liens de fraternité qui unissent les fils de la même cause ; et ces appels à l’initiative dans les collèges de province où nos amis s’efforcent de convaincre leur jeune auditoire que l’on ne peut pas agir en eux sans eux, qu’ils doivent être eux-mêmes leurs propres éducateurs, ne pas demeurer une cire molle entre les mains de leurs maîtres, mais être des foyers de vie et d’action, appels qui ne sont pas faits pour demeurer théoriques, puisque l’autre jour une réunion que nous avions commencée s’est achevée sans nous, les jeunes élèves à qui nous avions parlé ayant tenu à cœur de faire tout de suite, ainsi que nous autrefois, oeuvre personnelle et spontanée et ayant aussitôt remplacé sur l’estrade nos amis et leurs maîtres trop heureux d’en descendre et de laisser à sa liberté toute cette ardeur qui n’attendait qu’un signal pour briser les étroites barrières d’une timidité de convention et marcher généreusement vers l’avenir ; … et ces meetings dans les modestes cabarets de village, où nous nous efforcions de montrer aux plus humbles paysans que l’œuvre nationale était leur œuvre propre, qu’il fallait, s’ils voulaient être vraiment citoyens, qu’ils aient le courage de savoir leurs droits pour mieux connaître leur devoir, fraternelles réunions où nous sentions atteindre vraiment le pays et d’où nous sortions l’âme pleine d’espérance, emportant, comme un viatique pour la lutte, les naïves promesses d’effort que les yeux et les bouches nous avaient faites, tout cela n’était-ce donc pas toujours la « Crypte » ?… 

Je ne veux pas m’excuser de rapporter ici au hasard tant de souvenirs personnels, car c’est peut-être en somme la meilleure manière de montrer que nous avons voulu être autre chose que d’inutiles rêveurs, et de faire sentir combien profondément s’étaient emparées de nos âmes ces idées qui faisaient sourire naguère autour de nous, mais que la réalité qui brise les ailes des chimères n’a pas réussi à mutiler. Pourquoi nous serions-nous donc trompés quand nous sentions naître et grandir en nous l’intuition irrésistible et comme évidente de notre tâche future cela du moins n’était-il pas un fait et notre expérience intérieure ne pouvait-elle pas le constater ? On disait un jour avec ironie à l’un de nos amis « Mais la Crypte, enfin, qu’est-ce qu’elle a donc fait ? » Et celui-ci répondit : « Ce qu’elle a fait ? Elle nous a faits nous-mêmes. » 

Marc Sangnier, Le Sillon, 1897