L’HOMME de la Pentecôte
par Etienne BORNE
Article publié dans le quotidien « L’Aube »1 du mardi 30 mai 1950.
Tout se passe comme si le Maître de la vie et de la mort choisissait les jours de Pentecôte, fête de l’Esprit, pour faire passer de l’apparence à la vérité les plus grands et les plus hauts témoins de l’Esprit : il y a un an, Maurice Blondel s’en allait ; c’était la Vigile de la Pentecôte ; et Marc Sangnier vient de nous quitter au soir de la même Pentecôte. Il n’y a pas de hasard pour la foi.
Entre la destinée de Marc Sangnier et les liturgies de la Pentecôte la correspondance est évidente : ce grand vent dans la maison fermée, ces flammes, ces foules mêlées dans les carrefours et les places publiques, cette prédication improvisée et neuve, ce tumulte de départ enthousiaste vers la seule aventure, ce navire qui lève l’ancre en portant tout l’espoir du monde, mais ce sont les images qui pour toujours illustreront l’histoire de la vie de Marc.
Ils avaient fermé les portes, pour s’entretenir entre eux et se garder du mal. Ils avaient peur du monde ; ils redoutaient les hommes de leur temps. Ensemble, les issues bien closes, ils vivaient d’un souvenir. Et l’Esprit est venu qui les a jetés dehors comme de force parmi les multitudes, hors de chez eux, hors d’eux-mêmes, leur apprenant d’un coup qu’une mémoire est vide et vaine, qui ne se prolonge pas en espérance conquérante.
Ainsi les catholiques de France, séparés du reste de la nation, boudant leur temps, hostiles au monde moderne, se félicitaient les uns les autres de s’être retirés dans leur chambre la plus haute de la maison et ils cultivaient pieusement entre eux leurs nostalgies du passé. Un homme est apparu, « désigné d’ailleurs », pour manifester à ses frères la vérité de l’esprit de Pentecôte. Ils étaient assis, comme dit le Livre, et ceux auxquels Marc parla se sont levés pour sortir et descendre vers ces masses qui usaient de langues étranges, frustes et barbares : car, disait cette voix inopportune aux installés, le levain s’aigrit et doit être jeté s’il n’est pas mêlé à la pâte ? Le Sillon marquait la fin d’une longue et stérile émigration à l’intérieur et il proposait le spectacle de jeunes hommes chrétiens, amis de leur temps et pratiquant, vertu indivisiblement chrétienne et humaine, un amour passionné du peuple. C’était un grand réveil, un réveil de Pentecôte.
Marc Sangnier, tout au long de sa vie, s’est refusé à prendre son parti de la dispersion de Babel. Le nom de Bierville restera le symbole d’une lutte pour la fraternité humaine, qui a été menée à temps et à contretemps. S’il s’était trouvé dans l’entre-deux-guerres, pour correspondre à cette mystique, une politique assez réaliste (je dis bien réaliste, le malheur des hommes est de préférer au réel des idoles abstraites), l’Europe eût fait l’économie de beaucoup de larmes et de beaucoup de sang.
Que les Parthes, les Mèdes, les Elamites, ceux de la Cappadoce et du Pont, les Juifs, les Crétois et les Arabes soient tous des hommes, embarqués dans la même aventure de la douleur, de l’amour et de la mort ; que leur devoir le plus urgent soit d’apprendre les uns des autres la similitude de condition et l’identité de leur essence, c’est la conviction ardente des hommes de la Pentecôte et donc de Marc Sangnier. Qui a d’abord la foi, il saura comme les apôtres des Actes parler toutes les langues et faire confesser aux mots de chaque tribu les solidarités et les charités victorieuses de la tribu. Toute une vie vécue pour racheter la malédiction e Babel aura été chez Marc une Pentecôte continuée.
Ce don des langues, vertu de l’homme de la Pentecôte, Marc Sangnier l’a manifesté, dès la crypte où par sa bouche soufflait le vent impétueux des commencements de Pentecôte, et en parlant le langage de la démocratie la plus progressiste, un mot que, par fidélité à Marc, nous ne nous laisserons pas dérober. Ainsi aux jours de la première Pentecôte, le Juif, disciple d’un Dieu nouveau, parlait aux Gentils la langue des Gentils, Hellènes ou Egyptiens, au grand scandale des Assis dans la vieille maison, conservateurs de la langue traditionnelle, si respectée, si embaumée dans des formes vénérables qu’elle était devenue incompréhensible aux multitudes. Marc Sangnier défendait les libertés modernes, revendiquait la justice sociale non par habileté et par tactique, mais à plein cœur.
Et en parlant ce langage neuf qui l’exposait à ces haines des Bien-Pensants, les plus tenaces à détester, il se portait à l’extrême pointe d’une civilisation menacée, il témoignait pour l’incarnation temporelle du christianisme, il continuait le grand mouvement commencé à Pentecôte, et qui donne à l’histoire des hommes son véritable sens.
Marc Sangnier, prodigieux artisan du Verbe, est mort le jour de la Pentecôte, en une fête instituée pour commémorer et célébrer la parole inspirée, celle qui par magie divine apaise et nourrit les multitudes. Il ne faut pas calomnier le langage. « Honneur des hommes, saint langage », dit le poète païen touché un instant par la grâce de Pentecôte. Marc, orateur naïf et dépourvu d’artifices, parla toujours dans l’abondance du cœur, atteignant l’intelligence par le moyen de l’âme sans le secours d’envoûtements équivoques ou de prestiges fabriqués.
Qui l’écoutait comprenait que la parole peut être plus proche de l’esprit que n’importe quel spectacle visible. L’émotion que Marc suscitait à chaque discours était génératrice de conviction forte et de pensée droite.
Et au sceptique endurci ou malveillant qui demanderait encore si cette parole qui changea tant de vies selon la générosité était bien en règle avec les orthodoxies sacrées, il suffira de répondre que Marc Sangnier est mort par prédestination le jour de la Pentecôte.
Que celui qui veut comprendre comprenne.
Etienne Borne
(Merci à Dominique Laxague d’avoir scanné et envoyé cet article.)