A l’Immaculée

A l’Immaculée1

EMINENCES,

Messeigneurs,

Messieurs,

L’Evangile nous rapporte que la Sainte Vierge, dès qu’elle eut mit au monde le Sauveur attendu depuis tant de siècles, vit accourir de pieux adorateurs empresses A rendre hommage au Messie et à saluer le File de Dieu. Mais nous savons aussi qu’avant que les Mages eussent incliné leurs têtes couronnées devant cette divine humilité A laquelle les avait conduits l’étoile mystérieuse et qu’ils jugeaient plus puissante et meilleure que toute leur gloire humaine, les anges eux-mêmes avaient tenu à avertir tout d’abord de pauvres bergers, comme si les premiers adorateurs de Jésus eussent dû être tout naturellement choisis parmi les plus petits d’entre les hommes.

Je ne m’étonne donc plus du surprenant honneur qui m’est fait, et je devine pourquoi l’on a tenu à me réserver une des premières places dans cette illustre assemblée. Ce n’est pas en vain que le Christianisme est venu briser l’ordre ancien des orgueilleuses préséances, et que le Sauveur du monde, au grand scandale des Juifs qui rêvaient d’un Messie guerrier et des Païens qui s’effrayaient de tant de bassesse, a tenu à s’entourer de simples et d’ignorants, de pauvres de corps et d’esprit auxquels il a donné la sublime mission de vaincre le monde.

Sans doute, l’Immaculée, dont nous célébrons l’admirable privilège que l’Eglise, il y a cinquante ans, définissait solennellement avec l’infaillible autorité que lui a donnée son divin fondateur, accueillera-t-elle favorablement les louanges des jeunes démocrates qui apportent à son Fils non les riches présents des Mages, mais l’offrande entière de leur bonne volonté : eux aussi, tandis que dans la plaine ils travaillaient tout courbés sur les rudes labeurs qui font vivre les corps, ils ont entendu de célestes harmonies, ils ont compris que les peuples avaient besoin d’un idéal pour les éclairer et les soulever : ils ont suivi la voix intérieure qui les poussait et se sont agenouillés, les mains jointes, non devant un arrogant sauveur armé d’un glaive et entouré de guerriers, mais devant le doux salut que les bras bienfaisants d’une Vierge tendaient à leur cœur assoiffé d’amour et de fraternité tandis que les anges chantaient : « Paix aux hommes de bonne volonté ».

Le monde est méchant. La force est maîtresse, et c’est en vain que naissent dans l’Ame des hommes de saints désirs, fleurs fragiles que dessèche le vent des discordes. Le pied pesant des rudes destinées écrase tant de vies humaines que l’on veut faire des lois pour que la Justice règne, que l’homme ne soit plus esclave de la machine ou de la terre ; mais les lois tombent impuissantes si les coeurs d’abord ne sont atteints. Les socialistes prétendent imposer à tous une solidarité qu’ils décrètent mais dont ils ne peuvent faire sentir l’utile et profonde beauté. Réclamant la justice, ils tuent la liberté. Ils n’ont pas découvert ce qui unit les hommes, et que, si les intéréts matériels immédiats et égoïstes les divisent, ce qui les rapproche c’est la communauté des biens moraux, richesses immatérielles qui s’accroissent en se donnant, se multiplient en se partageant.

Quand Dieu décida de sauver le monde il résolut d’envoyer sur la terre son fils unique pour en faire le sauveur des hommes ; mais il voulut d’abord que l’humanité marchât comme au devant de celle divine sainteté qui allait descendre du ciel. Il lui prépara le corps d’une Vierge Immaculée d’où devait sortir le corps même du Christ et il demanda à Marie, cette partie la plus auguste et comme ce sommet de perfection de l’humanité entière, si elle acceptait le privilège glorieux mais surhumainement douloureux aussi de la Maternité divine. Et Marie répondit : « Je suis la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon votre parole ».

C’est le fiat de l’humanité fournissant à Dieu de quoi se faire un corps semblable au nôtre pour le salut du monde. Au Jardin de Gethsémani quand le Christ accepta le calice et dit au Père : « Que votre volonté soit faite et non la mienne » ce fut le fiât de l’Homme-Dieu sauvant le monde.

Et le Père voulut que l’œuvre de la Rédemption fût ainsi consentie deux fois et par la Vierge Marie et par son divin Fils.

De même aujourd’hui, il ne veut pas non plus nous sauver malgré nous. Il réclame que nous soyons ses coopérateurs. Peuples comme individus, nous devons préparer les voiles au Seigneur si nous voûtons que celui-ci fusse pleuvoir le Juste.

Que les nations qui souffrent des crises morale et sociale les plus cruelles, sachent bien qu’il g a autre chose au fond des maux qui les désolent qu’une question d’économie politique, qu’un conflit d’intérêts, qu’il y a un problème religieux qu’elles peuvent bien parfois essayer d’oublier, mais qui n’en demeure pas moins angoissant, inéluctable. Il faut qu’elles cessent d’avoir des yeux pour ne pas voir, des oreilles pour ne pas entendre.

C’est en s’élevant toujours plus haut, en exerçant leur élite aux nobles devoirs de la conscience et de la responsabilité civiques qu’elles s’apercevront an jour qu’à elles seules les forces humaines sont impuissantes à réaliser le rêve démocratique. Alors dans leur sublime ascension, elles rencontreront le saint rayonnement de Jésus Rédempteur et il faudra qu’elles retombent pesamment dans les ténèbres de la mort ou qu’elles s’abandonnent aux divins embrassements de leur Christ retrouvé en criant le Fiat libérateur. Et si le Christ devient l’âme vivante de la démocratie, si c’est Lui qui non seulement fait plier les genoux à l’égoïsme personnel devant le bien commun, mais identifie en Lui-même le bien de chacun et le bien de tous, étant à la fois l’expression la plus haute et la plus large de l’intérêt général, la plus étroite et la plus précise de l’intérêt particulier pour chacun de nous, comment ne pas voir que, du même coup, ce qui était utopie malfaisante chez les socialistes devient aussitôt, grâce à l’idéal chrétien et à la discipline morale du catholicisme, sublime et féconde réalité ?

Et nous, pauvres enfants, qui avons conçu, au seuil du siècle qui commence, la sainte ambition non de briser les ailes aux espérances mêmes de ceux qui traînent leurs efforts dans les nattées enténébrées du doute et de l’erreur et qui luttons contre nos adversaires non pour les exterminer mais pour les délivrer du niai et leur faire partager bientôt la joie de nos pacifiques victoires, nous croyons, à Marie, que vous regarderez avec affection notre confiance et que vous voudrez bien que nous portions partout, même parmi les plus pervers ou les plus égarés, l’amour de votre fils et son nom et la force sociale que nous met au cœur sa charité divine, puisque vous n’avez pas craint vous-même de te laisser aller parmi les pièges des sadducéens. les hypocrisies des pharisiens, et les foules méchantes qui l’ont rpris à votre tendresse et ne l’ont acclamé un instant, tandis qu’il les traversait monté sur l’ânesse docile, au pacifique triomphe des Rameaux, que pour le crucifier ensuite ignominieusement entre deux voleurs ?

… Et vous avez trouve. Vierge royale, oublieuse des anciens privilèges de votre race, tandis que votre âme était magnifiée par la vision égalitaire de l’universelle rédemption, les paroles sublimes qui à tout jamais feront tressaillir l’humanité régénérée et dont la hardiesse effrayera les réformateurs les plus audacieux : Deposuit potentes de sede et exaltavit humiles. Esurientes implevit bonis et divites dimisit inanes.

O Vierge forte, Vierge prudente, que d’autres se scandalisent des mots qui sont tombés de vos lèvres inspirées ! Nous, nous les répéterons avec amour et nous les redirons aux pauvres ignorants de vos leçons divines qui s’essayent à balbutier devant les foules trompées des phrases mortes qu’ils ont dérobées à l’Evangile de votre Fils alors qu’ils ont renié sa foi, mauvais bergers, indignes pasteurs de peuples qui veulent que les moissons germent sans les semences, que la démocratie naisse sans le Christ, qui ne jettent que des paroles vaines car ils ne sont pas les disciples de Celui qui a dit : C’est moi qui suis le chemin, la vérité et la vie.

Tout le peuple chrétien est en joie. On fête un dogme auguste qui, d’en haut, fait tomber de la pureté et de la lumière sur notre terre que tant de sombres hontes déshonorent. Les hommes sont enclins au mal, souillés dans leur chair, corrompus dans leur cœur ; les plus saints eux-mêmes portent en eux le mauvais désir de la concupiscence infâme !… Courage et relevons la tête : Marie, notre mère, est immaculée ! Le mensonge, l’âpre désir du gain, la richesse avare et sordide ont tendu partout leurs filets et leurs pièges ; on raille les naïfs qui croient encore à la loyauté, à la simplicité candide et blanche… Que ces pauvres d’esprit relèvent la tête ; Marie est notre mère ; elle est immaculée.

Plus qu’aucune autre patrie, la vieille terre de France est meurtrie d’impiété, flagellée de haine… C’est pourtant votre terre aimée, ô Notre-Dame de Paris, de Chartres, d’Amiens, de Fourvières et de tant de bonnes villes qui, si longtemps, furent fidèles et pieuses ; c’est pourtant votre jardin choisi de grâces et de miracles, ô Vierge de la Salette et de Lourdes !

… Puisqu’on voulait qu’une voix jeune et humble, s’élevant de la foule de ceux qui vous aiment, vint réparer les outrages en chantant vos louanges, on a bien fait, n’est-ce-pas ? de choisir une voix de France.

L’hiver est rude, la tempête menace les riches moissons d’amour que Marie fit germer sur notre sol, mais dans le sillon ouvert les graines neuves sont déjà tombées. Ayez confiance, ô Sainte Vierge, votre sourire fécondera les gerbes nouvelles pour les récoltes futures. Voyez ! Déjà la rude écorce craque sous une ardente poussée de vie : c’est la jeune France qui monte !

SOURCE

Marc Sangnier, Autrefois, La Démocratie, Paris, 1919, 93p. à p. 73 – 77.

1Discours prononcé au Congrès Mariai Mondial de Rome le vendredi 2 décembre 1904.