Lettre de Marc Sangnier à Pie X

Lettre de Marc Sangnier

à Sa Sainteté Pie X1

Très Saint Père,

Catholique avant tout et résolu à le demeurer toujours, quoi qu’il puisse nous en coûter, dans la grande douleur que nous ressentons, nous éprouvons une consolation à pouvoir vous donner une preuve de notre filiale obéissance.

Ce n’est pas en vain que vous vous serez « tourné vers nous avec la confiance d’un père qui parle à ses enfants ». Sans doute, il peut nous paraître dur de quitter la direction de ces groupes d’éducation populaire à la formation desquels, depuis bien des années, nous avions donné le meilleur de notre vie et de notre cœur et qui nous étaient apparus comme les instruments dont Dieu s’était servi pour ramener à la vertu et à la pratique de la religion tant de jeunes âmes égarées. Mais l’amertume d’un tel sacrifice n’est-elle pas grandement adoucie par l’espérance de vous faire comprendre quelle est notre docilité et notre bonne volonté ?

Je me retire donc des Comités directeurs des deux organisations qui, depuis quelques mois, constituaient la nouvelle organisation des groupes sillonnistes ou même simplement animés de l’esprit du Sillon, et je ne doute pas que mes amis, suivant mes conseils, n’imitent mon exemple et, après avoir dissous l’Union pour l’Education civique et le Comité démocratique d’action sociale, ne « cèdent leur place aux évêques » et ne leur abandonnent complètement la formation des « sillonnistes catholiques ».

Quant à nous, Très Saint Père, nous éprouverions certes un évident soulagement à renoncer à notre vie publique et à jouir enfin de la paix, bien loin du triste champ le bataille sur lequel nous avons été meurtri par les coups les plus opposes, venus des coins les plus différents de l’horizon. Le jour où nous serions définitivement relevé par la Providence de noire poste de tombât nous apporterait une délivrance. Mais nous ne croyons pas, en conscience, tant qu’il nous reste de la force et de la vie, et que tout moyen d’agir ne nous est pas enlevé, pouvoir nous retirer dans une inaction séduisante mais coupable ; et il nous semble, d’ailleurs, qu’une telle attitude boudeuse et dépitée, et qui tendrait à accréditer en France chez les adversaires de la religion, cette idée évidemment fausse et funeste qu’un catholique ne peut pas en sûreté de conscience demeurer républicain et démocrate, ne saurait en aucune façon plaire à Voire Sainteté et risquerait, au contraire, de lui sembler peu respectueuse et peu filiale, sous les dehors d’une apparente et tout extérieure soumission.

Nous essaierons donc, et sur le terrain même que Voire Sainteté parait nous indiquer comme demeurant encore ouvert à notre activité, de travailler au bien de notre pays ; et nous nous souviendrons toujours que même lorsque nous agissons comme citoyen, nous n’avons pas le droit d’oublier que nous sommes catholique. Aussi nous efforcerons-nous, soit dans nos articles, soit dans nos discours, d’éviter avec le plus grand soin toutes les erreurs et toutes les imprécisions qui pourraient donner lieu de croire que nous soutenons des opinions condamnées par l’Eglise, et en particulier celles qui sont signalées dans la lettre de Votre Sainteté.

Nous savons mieux que personne combien nous sommes faible et sujet aux erreurs et aux fautes ; cependant, Très Saint Père, notre cœur a été transpercé d’une cruelle angoisse quand nous nous sommes vu accusé d’avoir songé à fonder « une religion plus universelle que l’Eglise catholique » et d’avoir pratiqué « une déformation de l’Evangile et du caractère sacré de Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Que nous ayons pu, même involontairement, donner occasion à de tels reproches, test ce qui nous frappe de la plus douloureuse stupeur. Puissions-nous, Très Saint Père, vous faire mieux sentir par tout le reste de notre vie quelle union indissoluble nous attache à l’Eglise et quels sont nos sentiments d’adoration et d’amour pour ce Jésus, qui est pour nous, — et nous tenons à le proclamer même devant les foules les plus hostiles à notre foi, — non pas à « un humanitariste sans consistance et sans autorité » mais bien le Dieu fait homme qui vit encore aujourd’hui dans les tabernacles de nos églises et qui veut servir chaque jour de nourriture aux plus humbles d’entre nous !

C’est vers vous, Très Saint Père, que nous nous tournons aujourd’hui pour vous demander appui et consolation. Cette bénédiction que, dans votre lettre, vous nous promettiez, si nous étions « assez généreux pour accomplir le sacrifice que vous sollicitez de nous », nous vous la réclamons maintenant, une fois le sacrifice accompli, avec émotion et confiance. Nous sommes si attaqué, si méprisé, si calomnié, non seulement par les ennemis de la foi, mais, hélas ! aussi par certains catholiques qui, s’ils pouvaient parvenir à nous arracher un cri de révolte contre l’Eglise, se réjouiraient de cette épouvantable chute comme d’une victoire ! Dans votre cœur de Père, que naguère vous nous ouvriez si grand, nous voulons nous réfugier aujourd’hui comme dans un asile inviolable d’où les méchants ne parviendront pas à nous chasser.

Nous savons bien, Très Saint Père, que cette lettre que nous vous écrivons va, sans désarmer peut-être ceux qui supportent avec impatience de nous rencontrer, à côté d’eux, dans les rangs des fidèles catholiques, ameuter contre nous la foule des incroyants haineux et sectaires qui ne nous pardonneront jamais notre fidélité à l’Eglise et qui nous reprochent surtout notre religieux et indéfectible attachement au Pape. Cela ne nous trouble pas. Nous serons fier, quoi qu’il arrive, d’être jugé digne de souffrir pour Jésus-Christ. Même si Dieu nous appelait à la plus horrible des épreuves, et nous condamnait à voir un jour notre bonne volonté et notre loyauté mises en doute par son représentant sur la terre, Dieu aidant, nous n’en resterions pas moins soumis et docile sous les coups, offrant encore au Christ et à son Eglise le don de notre cœur saignant, mais toujours fidèle.

Dieu qui mesure les tribulations aux forces de ceux qu’il en frappe, nous épargnera, sans doute, toujours une telle épreuve, et vous ne repousserez pas votre enfant douloureux et aimant qui, maintenant qu’il vous a écrit, se sent un courage rajeuni et une ardeur nouvelle.

Veuillez agréer, Très Saint Père, l’hommage du plus profond et plus obéissant respect de votre fils.

1Cette lettre écrite par Marc Sangnier en réponse à la lettre pontificale du 25 août 1910 a été publiée dans La Démocratie du 31 août 1910 après avoir été adressée au Souverain Pontife.

Marc Sangnier, Autrefois, La Démocratie, Paris, 1919, 93p. à p. 79 – 82.