Louis Cousin – Définition de la démocratie

Louis Cousin, Vie et Doctrine du Sillon, 1906

DEUXIEME PARTIE

LA DEMOCRATIE

CHAPITRE PREMIER

Définition de la démocratie.

SOMMAIRE: Le Sillon a-t-il raison de vouloir la république démocratique ? — Nous ne sommes pas vraiment en république. — Définition de la démocratie par ses caractères intrinsèques. — Explication. —  Définition de la démocratie par ses caractères externes ; elle écoule de la première. — Notre définition ne change pas l’essence de la démocratie. — Une objection ; — principes communs à toutes les formes de gouvernement.

Le Sillon veut la République démocratique ; la préférence qu’il donne à ce mode d’organisation politique et sociale ne procède point d’un choix arbitraire ou d’un caprice ; elle est le résultat d’une conviction profonde. Les Sillonnistes croient, en effet, que la république démocratique est actuellement la forme de gouvernement et de société qui doit continuer le plus légitimement notre tradition historique et répondre le plus complètement aux besoins ainsi qu’au génie de la France contemporaine. Ils sont persuadés qu’essayer d’un autre régime serait sacrifier l’avenir à des espérances fort aléatoires d’amélioration immédiate et, en définitive, compromettre, pour longtemps peut-être, le progrès social de notre pays.

Ces idées sont-elles justes ? Ces espoirs sont-ils fondés ? Voilà ce à quoi un oui sincère, pas plus qu’un non catégorique ne pourraient donner une réponse suffisante. Il y a là matière à une sérieuse étude que nous devons aborder sans parti pris, avec le seul désir d’arriver à la vérité.

Tout d’abord, déclarons bien nettement que le régime sous lequel la France a vu se terminer le dix-neuvième siècle et commencer le vingtième nous constitue, si l’on veut, à l’état de monarchie décapitée1, mais point du tout en république démocratique. Continuant les plus détestables errements du césarisme bonapartiste, ce régime maintient à outrance une centralisation ruineuse sous tous rapports. Il fait le citoyen illusoirement souverain pendant quelques instants, tous les quatre ans, grâce à son bulletin de vote, mais c’est pour le tenir constamment, au point de vue administratif, à l’état de simple numéro d’ordre régi par la forme, la formule et la formalité.

Déplorable résultat de nos luttes parlementaires ! Depuis trente ans, les sectaires et les chercheurs de Sauveurs ont constamment tenu l’attention publique en haleine ; grâce à eux, les législateurs se sont trouvés dispensés d’accomplir, et l’opinion publique a été détournée d’exiger le travail nécessaire à l’organisation démocratique. De telle sorte qu’aujourd’hui, il peut encore n’être pas oiseux de dire ce qu’on entend par démocratie.

La définition qu’en donne le Sillon est tombée dans le domaine public : La démocratie est l’organisation sociale qui tend à porter an maximum la conscience et la responsabilité civiques de chacun.

C’est là définir la démocratie par ses caractères intrinsèques, par son esprit ; il reste, d’ailleurs, bien convenu que les termes de conscience et de responsabilité doivent être entendus ici avec tout leur sens moral et toutes les conséquences qui découlent de ce sens. Et cette définition est bonne :

Qu’est-ce, en effet, qui caractérise un gouvernement entièrement despotique ? N’est-ce pas un ensemble de moyens coercitifs qui impose aux sujets, par la force, l’accomplissement de certains actes ou la prestation de certains services ? Ici, peu importe le développement de la conscience et de la responsabilité morales ; ce n’est pas sur elles que le pouvoir a compté. Ayant devant lui des sujets capables d’obéir, mais aussi de résister, il a pris non les moyens moraux, mais les moyens matériels qui pouvaient empêcher la résistance et rendre l’obéissance nécessaire.

Un régime moins despotique diminuera la contrainte et cherchera à promouvoir l’obéissance spontanée ; il tendra à remplacer partiellement la force par l’idée du devoir à remplir, c’est-à-dire par un peu de conscience et de responsabilité. Un régime libéral évitera systématiquement l’emploi de la coercition et fera largement appel à la conscience et à la responsabilité.

Que si maintenant, nous nous figurons un régime qui porte au maximum la conscience et la responsabilité de chacun, ce régime ne pourra être que la démocratie :

D’une part, il remettra aux mains des citoyens tous les intérêts sociaux, il devra être la nation arrivée à sa pleine majorité et pourvoyant elle-même à tous les services publics. S’il y avait des réserves, si certains services échappaient à l’initiative des citoyens, la conscience et la responsabilité de ceux-ci ne seraient pas portées effectivement au maximum, car il subsisterait encore une tutelle d’Etat distincte delà volonté nationale et supérieure à elle ; la démocratie, gouvernement du peuple par le peuple2, ne serait pas réalisée.

D’autre part, on comprend qu’un Etat ainsi constitué, exige, pour pouvoir subsister, un très grand développement de la conscience et de la responsabilité dans l’ensemble des citoyens3. Ce développement est une condition nécessaire de l’ordre dans un peuple qui, ne subissant plus la tutelle d’une autorité extérieure, n’ayant plus de maître qui lui impose la sagesse, est obligé de trouver en lui-même, dans sa modération, dans sa prudence, dans son désintéressement, la garantie d’une vie nationale toujours digne et haute, parce que toujours conforme à l’honneur et à la justice.

Si l’on voulait définir la démocratie par ses caractères externes, on pourrait dire : La démocratie est une organisation sociale dans laquelle la loi est une pour tous, où chaque citoyen peut, quelle que soit son origine, être élevé aux charges et aux emplois publics, s’il a les aptitudes nécessaires. Sous ce régime les gouvernants, y compris le chef de l’Etat, sont choisis par le peuple dans le peuple ; c’est pourquoi on définit souvent la démocratie : le gouvernement du peuple par le peuple (Cf. Catéchisme d’économie sociale du Sillon, n° 219.)

Mais le plus léger examen montre que ces caractères externes découlent nécessairement de la

définition par les caractères internes exposée tout à l’heure, tandis que, de rémunération des ca-

ractères externes, ne se dégage pas, à première vue, la structure interne de la démocratie. C’est donc bien la première définition qu’il faut retenir, elle est bonne à l’usage, elle est féconde.

Il faut remarquer, en outre, que cette définition, si elle appartient bien au Sillon comme formule, n’exprime néanmoins que ce qu’on a toujours entendu sous le nom de démocratie : Montesquieu dans « l’Esprit des Lois », et les deux cardinaux français déjà cités (chap.ii, § 2), en établissant que la vertu est tout spécialement nécessaire à la République, ne disent pas autre chose que nous : la vertu ne suppose-t-elle pas conscience et responsabilité ?

La démocratie est donc pour nous, dans son essence, ce qu’elle est pour les juristes, les économistes, les philosophes, les théologiens qui l’ont étudiée. L’originalité du Sillon est dans sa manière de tendre à la réalisation de la démocratie, point dans sa manière de la concevoir.

Ceci nous amène à écarter dès maintenant une objection qu’on nous répète sans cesse d’un certain côté, quoi qu’elle ne paraisse guère mériter qu’on s’y arrête : « Votre démocratie, nous dit-on, reconnaît des inégalités naturelles, elle proclame la nécessité de l’autorité ; ce sont là des idées monarchiques et point du tout des idées démocratiques ». Raisonner ainsi, n’est-ce pas

montrer qu’on ne sait même pas le b a ba de l’économie sociale ?

Un gouvernement ne subsiste que s’il est fondé sur un certain nombre de principes primordiaux qui ont leur raison d’être dans la nature même de l’homme et de la société ; ces principes ne tiennent point à une forme spéciale de gouvernement, mais à la constitution essentielle de l’humanité4. Tous les gouvernements, monarchiques, aristocratiques, démocratiques doivent maintenir ces principes ; la même nécessité les y contraint tous sous peine de ruine; ce en quoi ils se différencient les uns les autres, c’est dans la manière d’en assurer le règne dans la société ; tandis que la monarchie les met sous la garde du prince, la démocratie, les met sous l’égide du peuple par l’intermédiaire des magistrats élus.

« Mais, ajoute-t-on, la République démocratique pourrait être alors un gouvernement équitable et favorable au bien public ; or, cela ne peut pas être, car démocratie est nécessairement synonyme de démagogie et d’anarchie ». Naturellement, pour prouver cette proposition, on s’appuie sur l’histoire des trente ans qui viennent de s’écouler. La réponse est bien facile : D’abord nous ne sommes pas en République démocratique, mais en monarchie décapitée comme nous l’avons déjà dit en indiquant de ce fait une preuve qu’il serait facile de mettre en forme. Que si l’on n’admet pas notre distinction, nous retournerons alors contre l’objectant son propre argument, et nous lui dirons, avec un illogisme semblable au sien : « Des périodes plus longues encore prouveraient que monarchie est synonyme de misère du peuple et d’ignominie du roi » ; il serait bien forcé de nous concéder alors qu’on peut abuser de toutes les institutions sans que cela prouve rien contre elles.

1Le Sillon. Esprit et méthodes, par Marc SANGNIER, page 28, note.

2Nous venons d’employer des expressions: nation arrivée à sa pleine majorité, gouvernement du peuple par le peuple, qui peuvent être interprétées dans un sens anarchique et antireligieux, mais aussi dans un sens parfaitement conforme à la justice, à l’honnêteté et à la doctrine catholique. Qu’on nous fasse la grâce de les admettre provisoirement dans ce dernier sens ; les chapitres suivants montreront clairement que nous les avons entendues ainsi.

3Nous disons dans l’ensemble des citoyens et non dans tous, absolument; en effet, outre les différences inévitables de degré dans le développement de la conscience, il faut bien admettre qu’il y aura toujours des inconscients et des criminels. La démocratie, comme toute autre organisation sociale, a le droit et le devoir de se défendre contre eux.

4Cette expression de Le Play sert de titre à un de ses ouvrages : La constitution essentielle de l’humanité, exposé des principes et des coutumes qui créent la prospérité ou la souffrance des nations. Tours, Marne, 1881.