Georges Blanchot – La Démocratie : Notre Maison

* La Démocratie * 

Notre Maison, nos Collaborateurs 

On lit, dans la grande salle de rédaction de la Démocratie, en lettres d’or sur une pancarte rouge, ces paroles de l’Evangéliste : « Et nous, nous avons cru à l’Amour. » 

Elles avaient, autrefois, été spécialement proposées en devise au Sillon, par Mgr Foucault, évêque de Saint-Dié ; et les sillonnistes s’étaient attachés à les aimer et à les pratiquer de leur mieux. Ils avaient su faire, pour elles, le scandale qu’il faut qui arrive. Pour vendre leur petit hebdomadaire, et pour en faire le premier des hebdomadaires, ils s’étaient fait inscrire par la police dans les listes des colporteurs; ils avaient crié leur journal dans la rue. Pour pouvoir faire des réunions publiques, ils avaient discipliné leur volonté de Jeunes Gardes. Et la valeur de leur méthode a été si évidente que ceux qui raillaient les camelots du Sillon sont aujourd’hui Camelots du Roi, et que ceux dont les Jeunes Gardes avaient débarrassé nos réunions publiques se font maintenant Jeunes Gardes Révolutionnaires. 

C’est encore par amour et rien que par le dévouement de nos amis que réussirent la souscription à fonds perdus de 250.000 francs et la campagne des six mille abonnements, bien avant même que ne parût le premier numéro de la Démocratie. 

Mais c’étaient là toutes actions héroïques; et il restait encore à prouver que si l’amour est capable de créer des orateurs, des camelots, de trouver des fortunes chez les pauvres, — il l’est aussi de faire d’humbles besognes continuelles et quotidiennes; il ne s’use pas à la monotonie d’un métier, aux humiliations d’une discipline minutieuse… La confection matérielle de notre journal quotidien nous offrait la meilleure occasion possible de faire cette preuve. 

Nous avons donc établi notre maison de la Démocratie sur ces principes: « Tout le temps qu’un camarade passe à travailler avec nous, il donne à notre labeur toutes ses forces; sans compter, sans attendre rien en échange, sans rien retenir. Il est prêt, à toute heure du jour ou de la nuit, pour toutes les besognes; prêt à être le second ou le dernier, à quitter la rédaction pour la clicherie, la clicherie pour le pliage. lI ne possède plus rien: ni argent, bien entendu, ni même heures privées, ni intimité lointaine et jalousement close. Il ne travaille que pour la Cause. » Voilà le parti-pris qui ne doit jamais quitter sa pensée, le point de vue où ses chefs sont toujours placés pour lui parler. Voilà le seul ressort qui fait jouer notre organisation. Nous ignorons la puissance de l’argent comme celle de la peur. Nous ne comptons que sur l’amour et l’abandon de soi. 

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Il eût été fou de songer à faire « travailler » cette force nouvelle dans les mêmes mécanismes qu’actionnent l’amour de l’argent, l’ambition, l’orgueil. Notre régime de vie ne pouvait rien avoir de commun avec le salariat. Nous l’avons donc créé de toutes pièces. 

D’abord pas de salaires proportionnés au grade, à la valeur, à l’ancienneté, à l’utilité plus ou moins particulière et indispensable de chacun : seulement des indemnités vitales, ou même, quand cela est possible, la subsistance matérielle assurée. Indemnités vitales pour l’établissement desquelles on a égard seulement aux besoins, c’est-à-dire à l’âge, à l’état de célibat ou de mariage, au nombre d’enfants, toutes considérations impersonnelles. Chacun donnant toute sa vie donne une valeur infinie que nul salaire ne saurait rétribuer. Nous assurons à chacun de quoi vivre. Tous les camarades mineurs reçoivent la subsistance en espèce, sont déchargés de tout souci matériel et possèdent quelque argent de poche. 

Voilà pour l’existence matérielle de nos camarades; l’organisation du travail est aussi toute différente de l’organisation capitaliste. 

Pas de professions où se cantonne, où se réfugie un camarade parce que certains emplois de l’imprimerie (rotativistes, clicheurs, plieurs, porteurs, etc…) ne demandent que quelques heures, deux ou trois par jour, et n’emploieraient aucunement la vie du camarade. Mais le clicheur est aussi rotativiste ou plieur; le rotativiste est aussi porteur; le plieur est porteur et aussi permanencier ou nettoyeur. etc., etc… 

D’ailleurs, quand il arrive parmi nous, avant d’entrer dans quelque service que ce soit et quelle qu’ait été sa profession « dans le civil », le camarade nouveau fait un stage, sorte de noviciat, au service du pliage, portage et permanence. Là, il se rompt à une discipline variée et stricte; il perd toute réminiscence de sentiments que le salariat avait pu faire naître en lui (en particulier l’esprit professionnel); il s’émancipe, il se libère de tout ce qui est étranger à la Cause,.., et aussi de lui-même. 

Il sort de ce noviciat quand un vide dans les rangs le fait demander; il entre dans les cadres solides des chefs de service, des chefs d’ateliers habiles et paternels, de camarades anciens, bien établis dans notre esprit. S’il ignore le travail qu’on veut lui demander, il l’apprendra vite et bien à leur école, grâce à l’obéissance facile, à la docilité des machines modernes. A côté des anciens, à leur exemple, il se soumet à des règlements précis et communs; propreté et nettoyage exemplaires, « comme sur un navire de guerre »; règles d’hygiène (une douche par semaine, ne pas boire ni manger en dehors des heures prévues, etc.); de discipline (ni chanter, ni tenir de conversations générales dans les ateliers, etc…) 

Les heures réglementaires de travail terminées, il sait que sa vie ne lui appartient même pas dans son temps de repos; qu’il n’a pas le droit de se reposer suivant ses caprices, de combiner ces « parties de plaisir » où l’âme et le corps se fatiguent inutilement aux dépens de ce qui est dû à Dieu. 

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Cet organisme matériel si original est vivifié intérieurement d’une abondante nourriture morale. Au travail sont mêlés, — comme à la pâte le sel et le levain—les exercices spirituels et disciplinaires : prières au milieu du labeur; pénitences demandées pour une négligence ou un retard et désignées par le chef de service ou d’atelier; revues de propreté, etc. – – 

A six heures, le soir, deux sonneries de cloches appellent, pour un quart d’heure, les camarades à la chapelle, et ils y prient, méditent ou lisent ensemble. D’ailleurs, des messes sont dites chaque matin à des heures variées et commodes pour le travail. Tous les mois, une réunion mensuelle, après la messe, rassemble obligatoirement les camarades pendant plus d’une heure, pour s’entretenir de la vie générale du journal. Ce sont encore des réunions de services, sortes de Cercles d’Etudes. Les repos hebdomadaires sont chaque jour utilisés pour des promenades en commun. L’art emplit de joie les salles de travail, notre volonté de douceur; les jardins et les fleurs s’y associent. Toute la vie, en un mot, tend à être aussi religieusement collective que possible. 

… Afin que ne s’épuise pas la source de force où nous puisons sans cesse. 

Nos collaborateurs doivent être, dans cette maison, heureux, très heureux. Grâce à cet esprit de don complet de soi, dont parle Pascal et qui l’envahit dans sa nuit de conversion : « abdication totale et douce ». 

Mais ainsi seulement. Nous ne voulons pas faire une petite maison douce pour quelques privilégiés, maison inimitable pour les autres. L’argent sacré de la souscription ne nous a pas été donné pour cela. Nous voulons faire un monument de foi, une maison d’éducation, une Ecole. 

Ecole où, en très grand nombre, nos amis tiendront à venir expérimenter, peut-être pendant quelques années seulement, avant leur service militaire, par exemple, la force opérante de leur foi. 

Georges Blanchot.