Georges Montaron – Le souffle de Dieu lui-même

Article de Georges Montaron paru en Mai 1981,

dans « l’Âme Commune », bulletin trimestriel

des Amitiés Marc Sangnier.

« Ce que je dois à Marc :

LE SOUFFLE DE DIEU LUI-MÊME  »

par Georges Montaron

Directeur de « Témoignage chrétien ».

Je n’ai rencontré Marc SANGNIER qu’au lendemain de la guerre alors qu’il menait une campagne électorale dans le 3ème secteur de Paris. C’était en octobre 1945. Il allait être élu député sous le sigle M.R.P..Mais de nombreuses années auparavant, j’avais entendu parler de Sangnier du « Sillon », des « Auberges », de « la Jeune République ». J’étais alors un des dirigeants nationaux de la JOC et l’abbé Guérin, notre aumônier, aimait à rappeler certains épisodes qui avaient fortement marqué sa vie.

Alors qu’il n’était qu’un jeune ouvrier – c’était avant l’autre guerre, en 1907-1908, Georges Guérin rencontra à Paris, dans le cadre d’une amicale des Frères des écoles chrétiennes, des militants du « Sillon ». Il y avait là Marcel Poimbœuf, Paul Pariant, Eugène Bernou. Par leur présence plus que par leurs discours, ces jeunes hommes furent pour Georges Guérin, une révélation.

« Leur visage, disait-il, resplendissait de la présence de Celui qui est la Voie, la Vérité, la Vie ».

Ainsi donc, le christianisme enseigné au catéchisme n’était pas une idée abstraite comme il le croyait mais une vie susceptible de transformer d’autres vies. Le Christianisme « formaliste » de Georges Guérin devait être bouleversé. En 1913 il décidait de devenir prêtre.

Le souci des plus pauvres

Mais le « Sillon » lui avait transmis un autre message. La religion et la vie de chaque jour ne sont pas deux mondes différents. La religion ne peut être vécue que dans la vie. Et c’est la vie de chaque homme, dans tous ses aspects, qui doit faire connaître le témoignage de l’Evangile. Comme il avait vu le Christ dans les yeux et dans le comportement de Marcel Poimbœuf et de ses amis.

Et puis Marc parlait souvent du peuple, des masses, des travailleurs. Alors que l’Eglise semblait d’abord préoccupée des élites, préférait maintenir de bonnes relations avec les notables. Marc avait le souci des plus pauvres. Et il rappelait à ceux qui venaient l’écouter que « l’émancipation du prolétariat doit être l’œuvre du prolétariat lui-même ».

« L’un des grands ouvriers de cette merveille »

Aussi le séminariste Georges Guérin, celui qui fut du côté du square Parmentier à Paris un jeune ouvrier fondeur de métaux précieux, déclara-t-il qu’il vivrait son sacerdoce au service de la classe ouvrière. En 1927 sur l’inspiration de Cardijn il lançait la JOC à Clichy où il venait d’être nommé vicaire. Ce ne fut pas du goût de tout le monde. Le curé de la paroisse voisine, Notre Dame Auxiliatrice, ne voulut pas que la section qui venait de naître à Saint-Vincent-de-Paul essaime chez lui : « C’est le « Sillon » qui recommence » disait-il avec effroi. Mais la JOC est bien partie. De nombreux aumôniers qui furent des militants du Sillon aident les nouveaux jocistes. En 1937 c’est le triomphal congrès du Parc des Princes qui réunit 70.000 jeunes ouvriers, authentiques fils du prolétariat et tout aussi authentiquement fils de l’Evangile. Au milieu d’eux, c’est l’un d’eux, un jociste devenu prêtre, qui célèbre sa première messe. Marc Sangnier est là. A ses côtés l’archevêque de Lyon, le cardinal Gerlier, se penche vers lui et lui dit : « Marc, soyez heureux ce soir car vous êtes l’un des grands ouvriers de cette merveille que nous venons de voir ».

C’est la J.O.C. qui a fait du jeune ouvrier que je suis, né sur la zone des fortifs à Paris et qui a grandi au milieu des prolétaires de la Porte de Vanves, ce que je suis devenu aujourd’hui.

« Je lui dois tout »

Le père Guérin croyait en l’éminente dignité des petits ouvriers. Il faisait sienne la formule de Marc Sangnier « il y a dans l’homme quelque chose de plus grand que l’homme ». Alors nous chantions notre fierté d’être ouvrier. Nous rêvions de libérer nos frères des oppressions qu’ils subissaient. Nous découvrions que l’Evangile était d’abord une Bonne Nouvelle pour les pauvres. Et nous présentions sans fausse pudeur à nos camarades le visage du Christ ouvrier.

Marc Sangnier nous devions le retrouver pendant la guerre. J’étais un des responsables nationaux de la JOC condamnée à la clandestinité. Je participais aux activités des Jeunes Chrétiens Combattants dans la Résistance. Et je diffusais « Témoignage Chrétien ». Quand le journal clandestin fondé par le père Chaillet vint à Paris il fallut trouver un imprimeur. C’est tout naturellement que Marc mit l’imprimerie de la Démocratie, boulevard Raspail à notre service. Hélas ! Charles Geeraert et ses amis furent bientôt arrêtés par la Gestapo. Ils devaient retrouver dans la mort, au camp de concentration, notre premier imprimeur lyonnais, Eugène Pons, un sillonniste lui-aussi.

Quand « Témoignage Chrétien » parut au grand jour, de nombreux anciens du « Sillon », les militants de la « Jeune République », les « Amis des Auberges », vinrent à nous tout naturellement. En effet, « Témoignage Chrétien » inscrit son action dans le droit fil de ce que fut le « Sillon ».

Fidèles à l’Evangile et à l’Eglise

Nous nous sommes toujours voulu pleinement fidèles à l’Evangile et à l’Eglise. Nous n’avons cessé de croire aux mérites de la démocratie. Nous savons que le travail, victime du capital, doit devenir maître du capital. Nous disons sans cesse qu’il ne peut y avoir de réelle et profonde libération au plan social et économique s’il n’y a pas une participation croissante de chacun à la direction des affaires publiques. Nous nous battons, avec les armes de l’esprit, parce que nous en appelons d’abord à la conscience des hommes et que ce que nous désirons avec eux c’est nous dépasser nous-mêmes tous ensemble.

En 1930, c’était le 11 novembre, Maurice Schumann qui était alors au parti socialiste, fit un discours aux membres de « La Jeune République » réunis en congrès pour leur montrer les convergences qui existent entre Sangnier et Blum.

Nous poursuivons cette recherche. Actuellement d’innombrables chrétiens, formés dans l’esprit de ce « Sillon » qui n’a pas cessé de porter des fruits depuis que certains, un soir de ce 29 août 1910, crurent le fermer à jamais, sont présents dans le vaste courant populaire du 10 mai qui renouvelle la France en profondeur.

Avec les combats et les espérances des pauvres

Je ne pouvais pas être ailleurs qu’à gauche. Mon passé ouvrier, mon action à la JOC, ma culture, ma famille, mes racines, font que je ne puis m’épanouir qu’à gauche. Mais le « Sillon », hier, la JOC, l’Eglise de Vatican II, nous ont montré que bien qu’étant à gauche on peut aussi être chrétien. Et je pense même qu’on est mieux chrétien à gauche, avec les combats et les espérances des pauvres, que dans les rangs des conservateurs. Ces conservateurs, cette droite, qui n’ont cessé de faire chuter Marc Sangnier à chaque fois qu’il tentait, avant 1939, de se présenter aux élections. Ces conservateurs, cette droite, qui ont tenté d’accaparer l’Eglise en mettant sous le boisseau le message de l’Evangile.

Le souffle qui fait les apôtres

Tous ceux qui vivent de l’esprit du « Sillon » n’ont pas les mêmes options. Il est même arrivé que ces options soient contradictoires. Ainsi Emilien Amaury avait-il des idées politiques très différentes des miennes. J’ai milité à « La Jeune République ». Mais c’était en 1956, au temps du Front Républicain, et l’Algérie nous séparait. Et pourtant, j’en porte témoignage, notre amitié demeura vive et profonde. Et il ne s’agissait pas d’une amitié purement sentimentale. Elle sut plus d’une fois être concrète. Ainsi Emilien Amaury qui fut l’un de nos soutiens pendant la guerre, trouva-t-il toujours le moyen d’aider « Témoignage Chrétien » quand l’existence de notre journal fut menacée.

Pour lui comme pour moi, notre force c’est notre amitié et l’esprit qui nous rassemble et nous fait frères, transcende largement nos options temporelles.

Et pourtant cet esprit doit être incarné puisque c’est lui qui anime chacun des moments de notre vie.

Pour moi, le « Sillon », c’est d’abord un souffle. Et quel souffle. Le souffle de Dieu lui-même. Le souffle qui fait les apôtres. C’est peut-être pourquoi Marc Sangnier est mort un jour de Pentecôte. Afin que nul n’oublie son message. Un souffle qui doit être transmis à tous les hommes, quelle que soit leur race, leur nationalité ou leur condition sociale. Un souffle qui les aide à se dépasser eux-mêmes.

Georges MONTARON

(Merci à Dominique Laxague d’avoir scanné et envoyé cet article.)