Christianisme et démocratie

Voici un article très important de Marc Sangnier dans lequel il donne la définition sillonniste classique de la démocratie comme ” l’organisation sociale qui tend à porter au maximum la conscience et la responsabilité civiques de chacun”.

En nombreux discours jusqu’à la fin de sa vie, Joseph Cardijn reprendra les éléments principaux de cette définition – “la conscience” et “la responsabilité” – comme objectif de l’éducation de la JOC. (Stefan Gigacz)

CHRISTIANISME ET DÉMOCRATIE

I. On a donné bien des définitions de la démocratie (Note 1), la définition étymologique gouvernement du peuple par le peuple n’étant que médiocrement précise, assez superficielle et n’indiquant pas les conditions internes d’existence d’une démocratie.

Nous proposons la définition suivante :

La démocratie est l’organisation sociale qui tend à porter au maximum la conscience et la responsabilité civiques de chacun.

Pour être en démocratie, il ne suffit pas d’être gouverné par de bonnes lois sociales, de bénéficier d’une législation ouvrière tutélaire; il importe que chaque citoyen soit le gardien de la chose publique, qu’il collabore effectivement à l’oeuvre commune et que – alors même qu’il demeurerait attaché aux plus humbles emplois il se rende exactement compte qu’il y collabore.

II. Le grand obstacle à la réalisation d’une telle démocratie, c’est le conflit entre l’intérêt privé et l’intérêt général. L’individu verra son (Page 168) bien en opposition avec celui de l’Etat il sera tenté de s’enrichir en appauvrissant la cité, de fortifier son pouvoir en amoindrissant celui de la nation. De même, la prospérité d’une famille pourra être contraire à celle de la patrie, le profit d’un métier ou d’une profes-sion à celui de l’ensemble des autres professions. La conscience et la responsabilité des intérêts particuliers offusqueront la conscience et la responsabilité des intérêts généraux.

III. Pour que la démocratie soit possible, il faut donc que ces deux intérêts cessent d’être dissociés (Note 2).

La force qui non seulement pourra les réunir mais les identifier nous la trouvons dans le Christianisme.

Le Christ est pour nous, à la fois, la plus large expression de l’intérêt général et la plus étroite expression de l’intérêt particulier : (Page 169)

1° La justice, la vérité, l’amour fraternel ne sont pas à nos yeux des entités théoriques, de simples abstractions de l’esprit (Note 3) leur expression la plus haute et la plus complète, c’est Dieu, et Dieu se faisant homme et se communiquant à l’homme, c’est-à-dire Jésus-Christ.

Le règne de Dieu sur la terre, voilà bien, pour nous, l’intérêt général humain le plus général.

2° Mais ce Christ ne demeure pas dans le lointain d’un ciel inaccessible. Il attire tout à lui. Bien plus, il descend en chacun de nous ; il s’empare de nous il nous divinise, puisque, selon l’expression de l’Apôtre, nous devons être comme des Christs.

Dans la mesure même où nous nous serons donnés à cet intérêt général, nous aurons (Page 170) donc servi notre intérêt particulier le plus véritable, et parcs que nous ne pouvons accomplir l’oeuvre de salut, c’est-à-dire être éternellement heureux que par le Christ (Note 4) et parce que nous ne réalisons pleinement notre destinée, nous n’arrivons à notre complet épanouissement que si nous vivons la vraie Vie qu’il nous apporte avec lui.

Intérêt général et intérêt particulier ne peuvent donc plus s’opposer, puisque – non d’une façon théorique et pour l’ensemble de la race, mais pour chacun de nous et à chaque instant – nous ne pouvons atteindre nos fins individuelles qu’en servant les fins idéales les plus universelles de l’humanité.

IV. On comprend, dès lors, comment le chris- (Page 171) tianisme est utile, pour ne pas dire indispensable à la démocratie telle que nous la concevons.

Mais, dira-t-on, si je ne crois pas à Jésus-Christ, je ne puis pourtant pas admettre une telle argumentation.

  • Comment donc ! … nous n’avons nullement ici essayé de prouver la divinité de Jésus-Christ, mais tout simplement que la croyance à la divinité de Jésus-Christ est une force qui, en subordonnant l’intérêt particulier à l’intérêt général, rend la démocratie possible.
  • Pourtant, si cette croyance est fausse?
  • Eh bien! Je ne crois pas à l’islamisme, et cependant je dis : Les soldats mahométans se figurent qu’il leur suffit de mourir sur un champ de bataille, quels que soient les désordres de leur vie passée, pour jouir éternellement du paradis. – J’affirme qu’ils se trompent et pourtant je reconnais que cette erreur en fait des soldats fanatiques et invincibles (Note 5).

Si telle doit être l’attitude de nos adversaires, qui prétendent savoir que notre religion est fausse, quelle ne devra pas être dès lors la situation de ceux plus nombreux, qui affirment ne pouvoir rien savoir?

Sur ce terrain, qui est le vrai, nous sommes inébranlables dans les discussions. Au reste, cette attitude n’est-elle pas la plus loyale et la plus opportune ?

Il importe cependant, par-dessus tout, de prouver cette excellence démocratique du christianisme, non seulement par un enchainement de raisons, mais par l’expérimentation bienfaisante et publique des vertus sociales du christianisme.

C’est l’oeuvre du Sillon. Si notre devoir est ainsi tracé, nous devons l’accomplir.

Il y a là le point de départ de tout un travail apologétique mais qui demeure en dehors du dessein de cet exposé.

Notes

  1. La démocratie chrétienne que nous avons définie dans un précédent chapitre, peut se développer dans tous les pays, et – bien qu’elle soit plus particulièrement la forme moderne de la justice et de la charité sociale du catholicisme – dans tous les temps aussi. D’ailleurs, tout catholique doit admettre, par le seul fait qu’il est catholique, cette démocratie chrétienne. La démocratie que nous définissons dans ce chapître ne se confond pas avec la démocratie chrétienne. Animée de l’esprit chrétien, notre démocratie sera, si l’on veut, un des aspects particuliers de la démocratie chrétienne. Le Pape pose les conditions nécessaires de toute démocratie chrétienne. Chaque peuple, chaque groupe d’individus conçoit un certain type d’organisation sociale. Les catholiques, comme les autres, citoyens ont toute liberté d’user de leur droit et de leur initiative civiques. L’idéal catholique, qui est universel, reçoit ainsi des applications multiples et variées. Le Christ ayant, d’ailleurs, distingué les deux pouvoirs, on n’est pas en droit d’attendre de l’Eglise autre chose que l’expression des vérités éternelles dont elle a la garde et des directions qui lui sont propres et qui se rapportent toujours à son magistère religieux.
  2. Une monarchie identifie l’intérêt privé du roi et de la famille régnante à l’intérêt d’Etat. Si le pays est riche, puissant glorieux, le roi est, du même coup, riche, puissant, glorieux. Il ne saurait en être de même dans une démocratie : ce n’est plus alors, en effet, un homme et une famille qui symbolisent et incarnent le tempérament et l’idéal d’une nation. Cet idéal doit demeurer dans chaque citoyen qui en a la garde. (Il y a non division, mais multiplication.) Dès lors, dans chacun, le conflit peut se produire.
  3. Le christianisme – plus excellemment encore, le christianisme intégral qu’est le catholicisme – apparaît comme quelque chose de positif: ce qui, dans certaines des utopies les plus nobles des socialistes ou des anarchistes, est une aspiration, un rêve, un insaisissable et sans doute inaccessible devenir, se réalise dans le catholicisme. Le divin n’y est plus comme la fumée idéale qui se dégage des désirs les meilleurs de l’homme ; le divin y est ce qu’il y a de plus vrai, de plus réel. Voilà justement ce qui fait que la doctrine catholique est beaucoup plus prenante que tous ses démarquages socialistes.
  4. Souvent, les contradicteurs s’indignent de l’égoïsme des chrétiens, qui ne pratiquent le bien que par espoir du ciel et par peur de l’enfer. On sait ce qu’il faut croire de cette allégation. L’Eglise enseigne que l’amour parfait de Dieu consiste, justement à faire le bien, parce que c’est la volonté de Dieu, c’est-à-dire – si nous parlons le langage de ceux qui ne croient pas – parce que c’est le bien. Ici, aucun argument utilitaire. Le châtiment et l’espoir de la récompense ne feront jamais qu’un amour imparfait. De même, en va-t-il du regret des fautes ou de la contrition qui, même pour être imparfaite, exige un commencement d’amour désintéressé de Dieu.
  5. Reste à savoir si les qualités internes du catholicisme ne valent pas comme preuve de sa divinité, si une erreur peut donner un sens à la vie, qu’aucune expérience ne vient contredire, satisfaire les plus, profondes aspirations de l’âme humaine après les avoir éclairées, purifiées et disciplinées…

Marc Sangnier, L’Esprit démocratique, Perrin et cie, Paris, 1906 (7ème édition), 290p. à p. 166-172.