Appel à la Jeunesse

Une campagne de créer de Cercles d’études pour la jeunesse ouvrière

La même année encore, en juillet, Marc Sangnier faisait paraître dans la revue la Quinzaine un article sur “les ‘Petits Cercles’ des Patronages” dont l’objectif était de lancer une campagne pour créer de cercles d’études pour les jeunes ouvriers.

“Cet article n’était que le point de départ de toute une campagne que nous avions résolu d’entreprendre dans les milieux d’ouvriers et d’employés parisiens. Il n’existait à cette époque à peu près aucun Cercle d’études dans les patronages.

Le deux premiers Cercles d’études parisiens furent, je crois, celui que M. Cousin, l’auteur du Catéchisme d’économie sociale et politique du ‘Sillon’, fit au patronage de Nazareth, et le Cercle d’études que l’abbé Roblot organisa au patronage Entre Ciel et terre, dont il était l’aumônier et dont M. Fraenzel était directeur.

Le 27 juin 1899, dans une réunion tenue à l’Hôtel de la Société d’encouragement à l’Industrie nationale, nous proposions aux hommes d’oeuvres et aux directeurs de patronages l’organisation de Cercles d’études dans les patronages catholiques et, le 2 juillet, nous offrions un punch, dans la même salle, à la jeunesse ouvrière des premiers Cercles d’études sociales.

Signalons aussi la réunion du 15 octobre 1899, qui eut lieu dans la salle de la Société d’encouragement à l’Industrie nationale et dont le but était de préparer la première grande conférence de propagande du Sillon : celle que nous donnions le dimanche 19 novembre dans la salle de la Société de Géographie. Cette réunion du 15 octobre fut, par l’enthousiasme qu’elle provoqua, une des plus décisives au début du mouvement. Un grand nombre de jeunes ouvriers et employés y prirent la parole.”

(Marc Sangnier, Le Sillon, Esprit et Méthodes, 1905 à p. 48-49)

Appel à la Jeunesse

Cet appel fut distribué à l’entrée de la réunion du dimanche 15 octobre 1899, — réunion qui avait pour but de préparer la première grande conférence de propagande du Sillon.

Dimanche 15 octobre 1899.

Camarades,

La France souffre. Ses fils luttent entre eux avec des armes déloyales : la mauvaise foi, la calomnie, les basses injures, les honteuses intrigues veulent entrer dans nos moeurs. La haine seule peut se faire entendre et parler fort sur nos places publiques et dans nos assemblées. Nos libertés les plus essentielles sont discutées et vont être attaquées. On méprise nos consciences ; on outrage notre Dieu ; on pille nos églises ; on profane nos autels. L’étranger nous regarde : il nous raille ou nous prend en pitié. Il pense « C’en est fait de la France! »

Qu’en dites-vous, camarades ? Laisserons-nous mourir la France, tant que son sang coulera dans nos veines, tant que son coeur battra dans nos poitrines ?… Nous sommes jeunes : nous n’avons pas le droit de désespérer de l’avenir, parce que l’avenir, c’est nous qui le ferons.

Si donc quelqu’un d’entre vous ne veut décidément songer qu’à lui-même, prisonnier d’un égoïsme tyrannique, si les plaintes de la patrie blessée ne vont pas jusqu’à lui, si aucune pensée généreuse n’habite dans son âme, s’il ne voit rien, s’il n’entend rien, en dehors de ce qui peut lui rapporter quelque profit personnel ou quelque avantage mesquin, alors il est aveugle et sourd : qu’il passe son chemin ! Nous n’avons pas besoin de lui.

Mais vous qui avez conçu le dessein de combattre, quoi qu’il en coûte, le mal et l’erreur, vous qui travaillez sans doute, selon le commandement de Dieu, pour gagner votre pain à la sueur de votre front, mais qui êtes impuissants à ne vous occuper que de vous-mêmes et à concevoir une étroite félicité solitaire, vous dont le coeur est chaud et la volonté bonne et qui donneriez, s’il le fallait, jusqu’à votre vie pour la sainte cause, sachant bien que mourir ainsi, ce n’est que naître à l’immortalité, vous tous jeunes hommes, dont la France a besoin pour façonner enfin avec des mains loyales un avenir meilleur, venez avec nous : vous êtes nos frères bien aimés. Nous travaillerons, nous prierons, nous lutterons ensemble : ne sommes-nous pas les fils de la même patrie qui pleure, les frères du même Christ qu’on outrage ?…

Nous sommes faibles et petits sans doute. Mais le grain qui doit produire l’arbre gigantesque, couvrant la terre de son ombre tutélaire, est-il donc plus gros que l’inerte grain de poussière ? Or, nous le sentons bien, nous sommes des germes vivants, non de la poussière vivants, non de la poussière stérile… Ayons confiance. Dieu recherche l’humilité dans les instruments de ses hauts desseins pour que sa toute-puissance éclate mieux aux regards : il choisit autrefois le bras débile d’une ignorance bergère pour raffermir la France. Ce serait lâcheté de profiter de notre petitesse pour essayer de nous dérober à la tâche glorieuse qui doit être celle de tous et devant laquelle, comme devant Dieu, tous sont égaux.

C’est tout de suite, camarades, qu’il faut nous mettre à la besogne. Méfions-nous des phrases creuses et du vain murmure des mots sonores qui endorment les courages.

Pour la plupart, vous faites partie de groupes organisés. Il faut développer la vie de ces groupes ; qu’ils deviennent de véritables foyers d’énergie, de véritables écoles d’initiative et d’apostolat ! Vous devez trouver là ce qu’il vous faut pour être a votre époque de bons chrétiens et de bons citoyens.

Or, vous avez besoin de savoir et vous aurez à agir. On apprend à savoir en étudiant. On apprend à agir en agissant. Pour faciliter vos études, nous vous ouvrons de grand coeur notre première « salle de travail ». Vous y trouverez non des maîtres, mais des conseillers et des amis qui n’auront pas de meilleure joie que de vous être utiles et de travailler fraternellement avec vous. Dans quelques semaines, nous organiserons aussi des « promenades artistiques et scientifiques » : nous essayerons de vous faire participer à des joies pures et désintéressées qui sont faites pour être le patrimoine commun de tous les hommes et qui, sous le regard de Dieu, serviront à nous unir plus intimement encore dans l’amour du vrai et du beau.

Nous donnerons ainsi à nos adversaires eux-mêmes une bonne opinion de nous. Méconnaissant encore l’esprit qui nous anime, ils finiront bien peut-être par convenir que nous ne sommes pas des enfants de servitude et que l’air libre et la pleine lumière ne nous font pas peur. Les hommes ont coutume de juger l’arbre par les fruits : montrons donc aux hommes des fruits qui les forcent à estimer l’arbre dont nous sommes les rameaux.

Pour faciliter votre action, nous tâcherons de vous fournir des conférenciers, d’organiser avec vous des réunions, là où vous nous le demanderez. Nous visiterons les groupes qui nous appelleront ; nous nous efforcerons de les encourager et de les soutenir. Il importe que, le plus tôt possible, vous nous mettiez en contact avec le grand mouvement catholique.

Il importe que les mieux doués parmi vous apprennent à parler haut et puissent défendre leur foi dans les assemblées des hommes. Il importe que chacun de vous sache faire respecter ce qu’il respecte et que sa lâcheté ne trouve pas dans son ignorance de trop faciles excuses pour laisser outrager ce qu’il adore. Marchons ensemble, camarades. Unissons-nous : sans l’union, l’action est vaine et d’éteint dans le vide.

Que chaque groupe envoie donc un ou deux représentants à nos petites réunions de chaque mois, tout intimes et cordiales : ils rencontreront des amis, trouveront des collaborateurs, feront part de leurs expériences, s’instruiront de celles des autres, puiseront courage et réconfort et partiront mieux armés contre la lassitude de la lutte quotidienne. Il ne s’agit, bien entendu, en aucune façon, de porter atteinte à l’autonomie absolue de chaque groupe. L’amitié, tel est le seul lien qui doit nous unir, et la diversité même de nos amis sera une des conditions de la fécondité de notre action : unité n’est pas uniformité.

De temps en temps, comme ce soir, nous appellerons tous les camarades : nous savons qu’une réunion peut être à la fois très nombreuse et très intime, et il est consolant de se trouver parfois tous ensemble comme dans une veillée d’armes d’où l’on sort plus fort pour la lutte nouvelle, avec le souvenir des paroles fraternelles et la vision familière des visages amis.

Mais souvenons-nous, camarades, que notre but n’est pas de triompher pour écraser des adversaires. Il y a des hommes, je le sais, qui nous ont déclaré une guerre à mort, une guerre d’extermination. Mais nous, nous n’oublierons jamais « de quel esprit nous sommes » : nous travaillerons pour ceux-là même qui se disent nos ennemis, car, bien loin de songer jamais à de cruelles représailles, nous n’avons d’autre ambition que de les gagner à la vérité et de les faire bénéficier, comme les autres, du bienfait de notre pacifique victoire.

Ayons donc toutes les énergies de nos âmes tendues vers l’apostolat, vers la propagande de nos idées. Qui n’avance pas, recule. Dès le mois prochain, nous organiserons une grande réunion où vous amènerez avec vous les timides, les tièdes, les hésitants, même les hommes de bonne foi qui ne comprennent pas ou n’approuvent pas ce que nous voulons faire. Nous parlerons à tous franchement, à coeur ouvert ; nous dissiperons les malentendus, nous montrerons le but. Il faut, camarades, qu’au contact de votre ardeur les plus timorés se sentent une intrépidité nouvelle et que, comme le torrent entraîne à sa suite les caux stagnantes et indécises qu’il recueille à travers les vallées, votre généreux enthousiasme traverse l’opinion publique et, dans son indomptable élan, ramasse derrière lui les masses hésitantes.

Le peuple de France est affamé de cette doctrine de vérité et de vie dont l’inconscient désir le torture. Il attend notre action ; il a besoin de notre effort. Soyons prudents, soyons modestes, avançons pas à pas, mais ne perdons point du regard les cimes sublimes dont la vue encourage et hâte la marche ; ayons les saintes et immenses espérances et souvenons-nous que le rêve de la veille devient la réalité du lendemain.

Courage donc, camarades ! nous sommes les fils de cette nation qui s’est toujours généreusement dépensée pour l’humanité, de cette grande semeuse d’idées, de cette incorrigible prodigue d’idéal ; si le présent peut sembler sombre, le passé nous soutient et l’avenir infini nous attire. Courage ! Nous sommes les enfants de Dieu ; la sainte Église est notre mère ; nos prêtres sont avec nous pour le grand combat de la justice et de l’amour ; la main qui bénit à touché notre front et, d’un geste auguste le saint vieillard qui veille sur le monde nous a montré le chemin de l’avenir. Courage ! nous sommes les réserves sacrées ; nous sommes ceux qui seront un jour. Le peuple souffre et cherche ; mais, tandis qu’il prononce des mots trompeurs, les chaînes de l’esclavage se resserrent sur son corps meurtri;… et cependant Jésus, les bras grands ouverts et le coeur transpercé, saigne toujours sur la croix, tandis que son sang coule pour le salut du monde… Et nous, pendant ce temps, voulons-nous donc dormir ?… Allons, courage, camarades ! C’est pour le Christ ! C’est pour la France !

Marc Sangnier

Extrait de Marc Sangnier, Le Sillon, Esprit et Méthodes, Sillon, Paris, 1905, 202p.

Copie de Joseph Cardijn, avec autographe de l’abbé Winnaert, Cambrai, aumônier du Sillon dans le diocèse de Cambrai au moment du voyage de Cardijn au Nord de la France en été 1907.

Dans le Bibliothèque Cardijn à l’Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, Belgique.